« Voilà pourquoi il est impératif de réparer, de ne pas changer pour changer et d’être bien ancrés dans ses souliers. Restez enracinés et protégez-vous d’une ombrelle des cieux tristes, surtout lorsque vous faites face à votre destinée… »
Le Père Mortersen termine ainsi son discours avec éloquence. Une dame se lève soudain et quitte la Cathédrale. Elle laisse les talons de ses escarpins d’un noir profond retentir sur le marbre froid jusqu’à l’autel.
— Mais qui est-ce ? me demandai-je.
Elle passe la grande porte de bois. Je la suis, intrigué. Elle s’arrête, ouvre son petit parapluie d’un rouge Scarlett et brave la dernière symphonie que dame Nature nous déverse en cette fin d’après-midi de septembre.
Je relève le collet de mon imperméable et j’agrippe fermement mon chapeau, car le vent se lève. La brunette presse le pas.
— Mais où court-elle, comme ça ?
Un trou dans la chaussée brise le talon de sa chaussure gauche.
— Sapristi ! Tout est contre moi aujourd’hui, s’écrit-elle.
Elle tourne la tête, s’assurant que personne ne l’a remarquée.
J’ai juste le temps de me coller contre un immeuble. Elle enlève ses souliers noirs et les jette dans la poubelle d’un café-terrasse. Une vieille Volks couleur crème l’attend. Elle s’assoit près du conducteur, en essayant de refermer son joli parapluie.
— Décidément, il faut absolument que je fasse réparer cette vieille breloque de marche. Rue Ombrella, chauffeur ! hurle-t-elle.
La voiture file, asperge les clients du petit café parisien, désormais furieux. Je cours sans réfléchir rescaper les escarpins noirs du fond de la poubelle. Je les cache sous mon manteau et je retourne sur mes pas, mine de rien.
Arrivé chez moi la pluie cesse. Mais la brune au parapluie rouge me hante. J’admire les chaussures. J’entends encore le clapotis de ses pieds nus dans les flaques d’eau.
La pluie se remet à battre la mesure. Une symphonie triste au violon s’installe à la cime des arbres de mon jardin.
Ancien soldat à la retraite, fils d’un cordonnier, je suis seul. Mon vieux père tient toujours boutique dans la rue principale. Je l’aide parfois. Je vis à une époque où la galanterie est encore de mise, où les chaussures et le parapluie parent les plus belles tenues d’un dimanche comme celui-ci. Tout gentleman se doit d’avoir les chaussures étincelantes ainsi qu’un grand parapluie. On ne sait jamais quand une dame, fraîchement coiffée, aura besoin de nous, sous le ciel orageux. C’est de cette manière que m’a élevé mon père.
Ombrella… cela me rappelle, bien sûr, l’atelier de réparation de parapluies où travaille Terry. Je crois qu’il est temps de faire de moi un vrai gentleman.
À la lueur du coucher de soleil, sa boutique parait bien étrange.
— Que puis-je faire pour toi, mon ami ? Il y a longtemps…
Terry, mon ami d’enfance, m’accueille d’une accolade.
— J’ai besoin d’un parapluie, lui dis-je avec détermination. Il est étonné.
— Toi, Phil ? Toi qui as toujours préféré t’en passer ces dernières années ?
En me disant cela, je vois Terry manipuler sa dernière création avec agilité. Ouvrir et refermer ce qui sera la monture a douze baleines d’un futur parapluie aux tissus à motifs sophistiqués.
— Tu n’es pas superstitieux, mon ami, pour faire ce métier….
— Il y a belle lurette que je serais mort, me répond-il avec arrogance. Ton métier était beaucoup plus dangereux. Viens, je te montre.
Je le suis de l’autre côté du comptoir, là où se dévoile toute son intimité. Un rêve éveillé : des ombrelles, des parapluies à six et à douze baleines, des ronds et des carrés. De marche et de soirée. Nobles ou très clinquants. Colorés, à motifs, sobres ou ornés de diamants. Noirs ou blancs. Simples ou pliants… La seule limite est l’imagination de cet artisan. Je suis bouche bée.
— Tu as fait du chemin depuis la dernière fois que l’on s’est vus, mon ami.
— En effet, depuis la mort du propriétaire, j’ai eu, comme on dirait, un regain d’inspiration. Son cancer n’a pas juste rongé son corps, nous en avons terriblement tous souffert. Une libération, en quelque sorte… Je suis justement en train de donner une deuxième vie au parapluie de sa veuve, dame Belle-Île, Constance. Il s’est éventré à la sortie de la cathédrale cette après-midi.
Mon cœur s’arrête. Mon ami me regarde et me dit :
— Tu la connais ?
Mes yeux s’illuminent.
— Non, mais j’aimerais bien…
Puis, après un silence :
— Je vais prendre celui-ci. Long, robuste et sobre… Digne d’un vrai gentleman.
Je paie et je laisse la carte de la cordonnerie de mon père à Terry, en lui indiquant bien qu’il faut absolument que Mme Constance passe y chercher quelque chose qui lui appartient. Le tout sera prêt, dès demain. Il me fait un signe de tête intrigué, mais me promet de lui faire le message.
Je sors de l’atelier avec mon nouvel achat à la main gauche, comme il se doit. Je suis heureux ! Une nouvelle aura m’entoure. J’ai enfin trouvé la force de parfaire ma tenue du dimanche.
J’ouvre la merveille. Heureusement, il pleut. Il me pare, les gouttelettes lui coulent sur le dos comme un charme.
Une soirée tristounette que je passerai avec mon vieux père. Il sera surpris de ma dernière acquisition. Je fais chanter à mon tour les flaques d’eau sous mes chaussures récemment polies. Je tiens le manche de bois avec la seule main qu’il me reste, l’autre, je l’ai laissée sur le champ de bataille, il y a 11 ans. Voilà pourquoi je n’ai jamais assorti de parapluie à mon complet. Pour ne pas souligner mon handicap, mais pas aujourd’hui. Il a suffi qu’une inconnue se débarrasse de ses magnifiques escarpins en pleine rue pour que je la remarque.
Une veuve et un retraité. Des escarpins, un parapluie brisé et un cœur réparé…
J’espère que la pluie chante pour vous aussi.
Bonne Saint Valentin !
Karine Gelais
Notice biographique
Karine St-Gelais est une écrivante qui promet. Nous aimons ses textes pleins de fraîcheur. Laissons-la se présenter. « Je suis née à Laterrière, dans la magnifique ville de Saguenay. Depuis près de huit ans une Arvidienne, j’aime insérer dans mes histoires des frasques de l’enfance et des coups d’œil sur ma région. Je suis mariée depuis dix ans. J’ai trois beaux enfants, un affectueux Bouvier Bernois et un frère cadet de 21 ans. Je suis née le 3 septembre 1978 sous le signe astrologique de la Vierge. J’adore l’automne et sa majestueuse toile colorée. J’aime la poésie, les superbes voix chaleureuses et les gens qui ne jugent pas à première vue. Née d’une mère incroyablement aimante et d’un père absent, je crois que la volonté et l’amour viennent à bout de tout. Au plaisir de vous rencontrer sur mon
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