A combien le diable est-il coté en bourse ? Melmoth réconcilié est une longue nouvelle d'Honoré de Balzac que j'ai dénichée en livre audio à la médiathèque. On y découvre l'histoire du caissier du baron de Nucingen appelé Castanier. Ancien soldat revenu à la vie civile, il se ruine pour sa jeune maîtresse Aquilina. Acculé au pied du mur, il prépare un faux pour détourner une importante somme d'argent lorsque surgit dans son quotidien mal rodé un sombre personnage, anglais forcément, du nom de Melmoth. Celui-ci propose à Castanier de lui transmettre le pacte diabolique qu'il a contracté des années auparavant, et qui lui donne tous les pouvoirs possibles et imaginables en échange de son âme...
Le personnage de Castanier autour duquel tourne la nouvelle n'est pas réellement sympathique et s'il nous ressemble, c'est dans ce que nous avons de méprisable. Il n'en reste pas moins terriblement humain. Les petits ajustements qu'il fait avec sa conscience, dans sa relation avec Aquilina, en sont un bon exemple :
Au moment de se jeter dans le gouffre de la prostitution parisienne, à l'âge de seize ans, belle et pure comme une Madone, celle-ci rencontra Castanier. Trop mal léché pour avoir des succès dans le monde, fatigué d'aller tous les soirs le long des boulevards à la chasse d'une bonne fortune payée, le vieux dragon désirait depuis longtemps mettre un certain ordre dans l'irrégularité de ses mœurs. Saisi par la beauté de cette pauvre enfant, que le hasard lui mettait entre les bras, il résolut de la sauver du vice à son profit, par une pensée autant égoïste que bienfaisante, comme le sont quelques pensées des hommes les meilleurs. Le naturel est souvent bon, l'Etat social y mêle son mauvais, de là proviennent certaines intentions mixtes pour lesquelles le juge doit se montrer indulgent. Castanier avait précisément assez d'esprit pour être rusé quand ses intérêts étaient en jeu. Donc, il voulut être philanthrope à coup sûr, et fit d'abord de cette fille sa maîtresse.
Mais nous en sommes alors à la moitié du récit. Mis au pied du mur, Castanier accepte l'offre de Melmoth. Le mal sublime rejoint le mal quotidien, en somme. Et puisque nous sommes dans un conte philosophique, la découverte par Castanier du pouvoir absolu est l'occasion d'une réflexion sur le désir. Pouvant satisfaire tous les siens, le personnage principal finit rapidement par ne plus en avoir : le désir se cristallise en ce sens sur ce qui est, sinon accessible, du moins difficile à obtenir et la satisfaction systématique fait que les meilleurs mets ont bientôt sur ses lèvres un goût de cendre. C'est le genre de choses qui apparaissent parfois dans les mentions en petits caractères des contrats que l'on passe avec le diable...
Le pacte faustien trouve par ailleurs une résonnance toute particulière dans le Paris du début du XIXe siècle. Certes inspiré de Melmoth ou L'Homme errant de Mathurin Régnier, référence du roman gothique anglais, le récit de Balzac reprend les éléments fantastiques du récit pour les implanter dans une société de médiocres, hantés avant tout par des questions d'orgueil et d'argent. Je suis en train de revoir la série Buffy contre les vampires de Joss Whedon et le bibliothécaire, Giles, déplorait, dans le dernier épisode que j'ai vu, que les démons n'étaient plus ce qu'ils étaient. Le démon concerné avait en effet renoncé aux cryptes et aux grottes pour un petit appartement dans les quartiers chauds de la ville, et vendait une édition originale du Livre de l'Ascension contre du liquide, et non un cœur de vierge. Si cela peut consoler notre bibliothécaire, les choses n'étaient déjà plus ce qu'elles étaient du temps de Balzac : Castanier choisit à terme de se débarrasser de son pacte à la Bourse, et celui-ci perd peu à peu de sa valeur au fil des échanges, pour échoir finalement, à la fin du récit, à un petit clerc de notaire. Ce faisant, l'ouvrage interroge la place du merveilleux dans le quotidien bien rodé d'un monde aux multiples contraintes sociales et économiques.