J'ai la joie non contenu de rejoindre cette année le "club" des 68 premières fois...
Et non, il ne s'agit malheureusement pas d'un jeu sexuel créatif, mais de lectures de premiers romans.
Mon aventure commence avec un texte de Maryam Madjdi, dont le titre et la couverture interpellent...
La narratrice, Maryam, raconte l'Iran de son enfance, celui dont elle a fui avec ses parents, militants opposés
Petite fille, elle entend les noms de Marx, Engels, Lénine, Makarenko, participe à des manifestations, ne comprend pas ce qu'il est advenu de son gentil voisin Abbas, emporté par des policiers sous les yeux de sa mère, pourquoi son oncle est en prison, pourquoi sa grand-mère adresse des reproches véhéments à ses parents, pourquoi ces derniers enterrent des livres dans leur jardin.
Elle dit le traumatisme de l'exil, l'arrivée à France, le déchirement, l'incompréhension.
Maryam grandit en France, joue de ses origines persanes, récite des poèmes de Khayyam pour séduire, et, un jour, revient à cette langue qu'elle a oubliée, lui consacre une thèse, qui la conduit en envisager, enfin, un retour.
Dans le roman de Maryam Madjidi, il y a plusieurs Iran. Celui qu'elle a quitté, celui qu'elle retrouve. Celui qu'elle construit dans sa tête, auquel elle appartient, même de loin, cette ombre qui la suit et qui incarne la langue de son enfance.
Dans une langue poétique, usant d'évocations puissantes, depuis les effluves jusqu'aux couleurs, elle convoque ce pays, tâche de comprendre qui elle est, car la question que pose l'auteur n'est autre, bien sûr, que celle de l'identité.
Il est passionnant de découvrir l'évolution des mœurs, les traits de la jeunesse iranienne, ses codes, ses espoirs, j'ai retrouvé des points communs avec ce que disait Delphine Minoui dans Je vous écris de Téhéran des ambivalences d'une génération qui a grandi sous le régime de l'ayatollah, qui aspire à plus de liberté, et porte néanmoins les traditions d'une société étouffée.
Maryam esquisse les portraits des membres de sa famille, qu'elle interroge, qu'elle recherche, qu'elle doute de connaître vraiment.
Elle confronte ses souvenirs, le pays vu à travers ses yeux d'enfant, et ce qu'elle retrouve des décennies plus tard, elle dit le vertige, l'égarement, le trouble causés par ce choc.
Comme dans Désorientale de Negar Djavadi, on accompagne la narratrice dans cette quête d'elle-même, de ses origines, au cœur d'un pays bousculé par l'Histoire (et par le régime théocratique, surtout). Marx et la poupée est un récit à la fois intime et généreux, sans contrefaçon, parfois drôle, souvent tendre, pudique, et douloureux bien sûr.
L'écriture, toute en finesse, le porte magnifiquement, en fait un premier roman sensible très réussi.
- Vous avez été ému par Désorientale ou Je vous écris de Téhéran
- Vous vous intéressez aux sujets de l'exil, de l'immigration, de l'identité.
"Je t'écris.
Je n'écris pas à "je", à "toi", non, je devrais plutôt dire "j'écris toi".
Je barbouille ton visage de mes rêveries, je le mêle à mes mensonges, à tout ce qui me console, je plonge mes mains dans des pots de peinture à la recherche de tes yeux.
Je te trempe dans des liquides faits de fantasmes et d'angoisses et je te ressors de là, nettoyée, sublimée, transformée. Je voudrais te tirer à l'infini pour que tu ne meures jamais.
Je t'étends sur ma table de travail. Je te dissèque. J'ouvre tes bras, tes jambes, je soulève tes seins, je farfouille dans ton ventre pour y trouver le secret de ma naissance."
"_Le mec va demander à la fille si elle veut aller à San Francisco ou à Los Angeles. C'est un code. San Francisco, ça veut dire : on s'embrasse, on se touche, on fait quelques préliminaires mais rien de plus. Los Angeles, là, attention, c'est le grand saut, on va jusqu'au bout : on baise.
_C'est comme ça que font tous les jeunes à Téhéran?
_Non, y a plein de variantes, on a de l'imagination, tu sais."
"Mon bien-aimé à la peau tailladée de mille blessures.
Sa tête de charbon est vallonnée de bosses. Sa peau à l'éclat du bronze et la dureté du cuir. Ses joues sont parsemées de petites entailles roses. Son torse est un maquis incendié. Son ventre remue de mystérieuses haines mal cicatrisées. Ses jambes sont parcourues de rivières rouges boursouflées. Ses pieds abîmés sont tamponnés de taches brunâtres encore douloureuses.
Et de tout son corps émane une odeur de sueur, de gasoil et de riz beurré.
Ta peau est une tapisserie iranienne : elle me raconte des histoires persanes qui sentent le sang et la violence. Etrange livre que tu me laissais parcourir au fur et à mesure de nos étreintes amoureuses."
"Comme c'est souvent le cas dans la famille de ma mère, tout le monde a envie de se tuer dès qu'un conflit prend une certaine ampleur. J'ai également hérité de cette fâcheuse tendance.
[...]
C'était le premier voyage, le premier retour à la terre-mère, la première descente vers l'origine. Une descente ou une chute, je ne sais pas. J'ai failli perdre la tête. J'ai glissé sur mon identité. Je suis tombée."