Je reprends l’écriture de mon récit depuis le début.
Je retrouve l’énergie de mes vingt ans, sans la fièvre des concours de médailles et des gratifications monétaires.
L’écriture ne m’est pas plus facile. Ne s’écrit plus rien qui n’est passé au tamis du doute, ce qui m’astreint à un travail sans cesse à refaire.
Par-delà l’effort, ne vaut dans mon écriture seulement ce qu’elle aura bien voulu me céder de ses secrets. À me désâmer, je surchauffe souvent sous la calotte. Les meilleurs alcools m’épargnaient cela.
« Hé, popo jojo ! » me dis-je.
« Assez tataouiné. Sors. Va t’éventer ! »
Par grand soleil, je gagne le centre-ville au pas de course.
Endiablé, je traverse d’un bond les rues du marché. Promenade Sussex, j’escalade un large escalier à l’enjambée et gagne le parc Major d’où je peux voir, de son promontoire, les chutes Chaudière qui se jettent dans les eaux de la rivière des Outaouais.
À regret, mais par respect pour le lecteur, je dois dire que je suis incapable d’un tel sprint. En effet, j’ai mis plus d’une heure avant d’atteindre le parc, en passant par Murray, Cumberland et York, rue qui coupe tout droit au cœur du marché pour s’arrêter à Sussex. Une fois là, j’ai dû m’arrêter une dizaine de minutes pour récupérer en posant mes tartelettes sur les rebords d’une fontaine en plein centre de laquelle on a, comme tout ornement, planté un lampadaire à tête frisée.
Beau monument de bad art !
Je me promène dans le parc en empruntant les sentiers qui sillonnent un espace riche en reliefs. Habilement agencés, conifères et arbres divers varient agréablement le parcours. Ici et là déferlent des milliers de fleurs sur les grandes plages vertes du parc. Autour, les enfants éparpillent rires, pleurs et caravanes de gestes. Les écureuils fourragent dans les plates-bandes sous les regards de promeneurs amusés.
Je m’allonge sous un érable. Les corneilles clament leur présence. Tout est bien. Je somnole.
Je reviens au marché. Mon joueur de guitare joue de l’harmonica tout près de l’édifice du marché, du côté de la rue George.
Avec quelle superbe ! Musiciens, mimes, jongleurs, gymnastes, dessinateurs et peintres ont repris leurs activités au marché. Mon fils François travaille à son site de la rue piétonnière William. Il est en voie de reproduire, sur le pavé, le Bacchus du peintre Caravaggio.
Malgré la dureté des surfaces sur lesquelles il s’est échiné au cours des ans, François, par un choix judicieux de la qualité des pigments et de la texture des pastels utilisés, a réussi une « manière de faire » dans la reproduction des grands maîtres.
Dans la première moitié du 15e siècle, Filippo Lippi de Spolète, qui a eu comme élève Botticelli, a été le premier à faire valoir son « coup de pinceau » en défendant son statut d’artiste.
(Extraits de : Pierre Raphaël Pelletier, Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés, Éditions David, 2012.)
L’auteur
À la fois poète, romancier, essayiste et artiste visuel,Pierre Raphaël Pelletier a publié une vingtaine de livres touchant différents genres et réalisé plus d’une trentaine d’expositions (solos ou en groupe) de sculptures, de peintures ou de dessins. Il s’est aussi fait connaître par son implication dans un éventail d’organismes artistiques et culturels de la Francophonie canadienne comme l’Association des auteures et auteurs de l’Ontario français, dont il est l’un des membres fondateurs.
Vers la fin des années 1970, Pierre Raphaël, après une maîtrise en philosophie, tient diverses chroniques sur les arts visuels à la radio de Radio-Canada et pour le journal Le Droit. Entre 1977 et 1982, il est responsable des secteurs de l’animation culturelle et du Centre des femmes et Étudiant-e-s étrangers-ères de l’Université d’Ottawa. C’est à partir de cette époque qu’il réalise plusieurs études et recherches sur la situation des arts et de la culture en Ontario, notamment Étude sur les arts visuels en Ontario français (1976) et Étude des centres culturels en Ontario (1979). Jusqu’à la fin des années 1990, il aura aussi écrit des articles parus dans des revues, comme Le Sabord, Éducation et francophonie et Liaison.
Parmi ses publications, notons le recueil de poésie L’œil de la lumière(L’Interligne, 2007) pour lequel il remporte, en 2008, le Prix Trillium, le roman Il faut crier l’injure (Le Nordir, 1998), qui lui permet de gagner le Prix Christine-Dumitriu-Van-Saanen et le Prix du livre d’Ottawa-Carleton en 1999. Il est également l’auteur du récit Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés (David, 2012) et de l’essai Pour une culture de l’injure (Le Nordir, 1999) écrit en collaboration avec Herménégilde Chiasson. (Éd. David)