Avertissement : chronique négative (relativement sérieuse).
George est un petit roman racontant l'histoire d'une fillette que tout le monde perçoit comme un garçon. Elle s'appelle " George ". Depuis toujours. Pourtant, c'est une fille ! Comment le faire comprendre à son entourage, dans ce monde où on la pousse sans arrêt dans des rôles de garçon ? George va se mettre en tête de jouer un rôle féminin dans la pièce de théâtre de l'école, et peu à peu, ce choix " interdit " va prendre pour elle de plus en plus d'importance, symbolique et personnelle...
George m'a été recommandé plusieurs fois* comme une petite pépite d'une douceur et d'une ténacité touchantes sur le thème important de l'identité des personnes transgenre, et encore plus important ici car on se place dans le regard d'un enfant transgenre - enfants qui ont peu de modèles auxquels se rapporter.
George, j'étais toute prête à l'adorer ou, au moins, à l'aimer pour le rôle de représentation qu'il tient. Or, j'ai plutôt détesté ce bouquin. Et je ne le recommande pas.
Contextualisons : je n'ai pas détesté ce bouquin pour le message central qu'il porte, c'est-à-dire " tu peux être toi-même, et devenir aux yeux des autres ce que tu es à l'intérieur ". Ça, c'était bien. C'était même très bien.
Mais ça ne sauve pas le roman qui a un gros, gros problème flottant de SEXISME ATRABILAIRE GÉNÉRALISÉ.
Or, dans un roman pareil, sur l'identité de genre, ce n'est pas anodin. Vraiment pas ! C'est même totalement incohérent, j'en reparle plus bas.
La grande question que je me suis posée, c'est donc :
Doit-on célébrer un roman au message positif fort s'il véhicule aussi une cargaison de problèmes ? Y a-t-il des maladresses acceptables, et où placer la limite (pour ce roman en particulier) ?
LES " PLUS "La question transgenre est méconnue et il est souvent très difficile pour les individus transgenres de se faire comprendre et accepter, surtout lorsqu'ils sont enfants, où leurs questions ont tendance à être évacuées.
Un individu transgenre est quelqu'un que tout le monde perçoit comme appartenant à un genre qui n'est pas le sien (comme George, une fille que tout le monde voit comme un garçon). C'est extrêmement difficile à comprendre même chez les gens ouverts d'esprit, car on a tendance à raisonner autrement. (Nommément, en termes d'organes sexuels.)Le seul fait que j'aie besoin d'écrire ce paragraphe témoigne de la nécessité d'aborder ce thème dans la culture. La culture (et donc ici la littérature) tient un rôle informatif, voire pédagogique. Je n'aurais pas eu besoin d'expliquer l'homosexualité, par exemple : ça fait un bail que ce sujet de société est traité dans nos livres, films, etc. Ça ne garantit pas l'acceptation, au demeurant, maisça informe.
- #2. L'approche authentique, par un auteur transgenre.
Ci-dessous, une mini-liste de romans évoquant la question transgenre, mais tous sont plutôt destinés à un public ado, quand la vraie originalité deGeorge, c'est de se placer du point de vue d'un enfant de 8 ans (qui sait déjà qu'elle est une fille).
Le fait qu'Alex Gino soit transgenre permet probablement au roman d'éviter les écueils symptomatiques d'une vision extérieure, par exemple : au lieu du trope habituel " une fille coincée dans un corps de garçon "*, on est du point de vue de George, " une fille que tout le monde perçoit comme étant un garçon " (ce qui, semble-t-il, est bien plus fidèle au ressenti des personnes trans).
(C'est le même principe dans Le secret de Grayson. Une idée qui n'est pas nouvelle donc, mais du reste, ça fonctionne très bien.)Ici, la pièce de théâtre dans laquelle s'implique George permet un dépassement du problème de genre par un déplacement identitaire pratique et propice au propos du livre. George veut interpréter le personnage de Charlotte l'araignée dans " Charlotte's Web " (un roman classique d'enfance dans le monde anglophone, traduit sous le titre Le petit monde de Charlotte). Ce combat pour tenir un rôle féminin devient pour George un enjeu personnel immense car la fillette espère ainsi faire comprendre à sa mère qui elle est vraiment ...
George est un roman qui donne de l'espoir. Il s'attache à dire aux jeunes lecteurs : Tu peux être toi-même ! D'autres t'accepteront comme tu es. Et tu seras heureux/se.
Je ne suis pas difficile, un bon petit roman dont on sort en ayant envie de chanter en se dandinant, moi, ça me va très bien. Sauf que c'est plutôt un autre type d'humeur que ce roman a éveillé en moi :
Donc, LES " MOINS "
- #1. La pauvreté littéraire (due au fait qu'il s'agit d'un " roman à message ")
C'est assez mal écrit.
Je n'aime pas trop les romans " à thèmes " de manière générale, et celui-ci ne fait pas exception. Pourquoi je n'aime pas ? Parce que ce que j'aime, c'est la littérature. Un roman " à thème " est didactique, démonstratif, et c'est indubitablement le cas de celui-ci. Ça ne m'empêche pas de penser que certains thèmes sont nécessaires, mais, vraiment, je préfère qu'on m'écrire un vrai roman, une œuvre littéraire traversée par ces thèmes, pensée avec eux, plutôt qu'un manuel type " Max & Lili " pour résoudre un problème. Ces romans-manuels ont leur rôle, ils sont bien pratiques, mais bon, là, on est chez L'École des Loisirs, alors flûte, j'ai le droit de le dire : niveau style, c'est le désert du Gobi.
Pas de petite fulgurance, pas de jolies citations à retenir. La mer est calme sous ma planche de surf. #Ennui.
- #2. L'incarnation des personnages, pas toujours cohérente.
Kelly, la meilleure amie de George, est le 2e personnage principal. Or, du côté de Kelly, plein de choses sonnent faux, que ce soit dans sa maturité, dans ses revirements, ou dans certaines répliques d'adolescente très éclairée (alors qu'elle a 8-9 ans). Dans le reste du casting, c'est tout aussi marqué voire plus.
- #3. La triple dose de sexisme archétypal de la mort qui tue
Le roman est branché sur deux réservoirs : un rose à paillettes, un bleu à crottes de nez. Et il pompe, il pompe, nous déversant continuellement en intraveineuse sa vision genrée super-segmentée des rôles masculin et féminin.
'elle est une fille... George (à 8 ans) aime se maquiller, la mode, les magazines ; parce qu'elle est une fille, George déteste les jeux vidéos enfin surtout ceux qui sont violents ; parce qu'elle est une fille, George n'aime pas jouer avec les garçons, George n'aime pas le sport, George est fragile et faible, George trouve que les garçons sont répugnants et agressifs ; parce qu 'elle est une fille, George est plus émotive et pleure plus facilement.
C'est déjà beaucoup, mais ce n'est pas tout. Les personnages masculins sont eux aussi victimes de cette vision caricaturale débile : ils sont tous vulgaires, crados, bordéliques, distraits, violents... Que les mecs soient positifs ou négatifs, ils correspondent tous à au moins 2 ou 3 de ces qualitatifs (Scott le frère de George, le père de Kelly, les garçons de l'école...) C'est le festival du cliché sexiste.
Alors, ça m'aurait forcément fait tiquer dans n'importe quel roman, mais dans celui-ci, c'est catastrophique. Le fait que les genres ne soient pas en noir et blanc, c'est pas un peu... le thème central ? Le message du roman ?
La représentation des genres, c'est littéralement le sujet du livre. LITTÉRALEMENT.
Auto-objection #1 :
" Mais quelque part, est-ce que ce n'est pas un peu normal qu'une fillette transgenre se raccroche à des repères de féminité (maquillage, mode, etc.) ? "
" Certes le roman n'est pas parfait mais il porte un message crucial !
Alors bon, on peut passer sur certaines choses. "
- Oui, c'est probablement normal... Mais est-ce que c'est une raison pour présenter tous les mecs comme des gorets ? Il suffirait d'un personnage non-archétypal dans le roman. Un garçon sensible, une fille sportive...
- Il me semble que ce roman fait plus de mal que de bien. Est-ce que les filles (transgenre ou non) n'ont pas le droit, potentiellement, de mettre des baskets et d'aimer les jeux vidéos et d'être quand même des filles ? Est-ce que les garçons n'ont pas le droit de pleurer en lisant un livre et d'être quand même des garçons ?
La petite fille que j'étais, qui adorait le judo, chaussait avec amour ses baskets à scratchs tous les jours, jouait à celui qui court le plus vite, je peux te dire qu'elle te corrigeait si tu la prenais pour un garçon. Parce quece ne sont pas ces symboles là qui font notre genre. C'est nous, à l'intérieur, et c'est tout. Et c'est cette nuance que le roman rate complètement.
- Le problème de ce roman, c'est qu'il ne porte pas le message qu'il prétend porter. Pour les raisons déjà évoquées, je suis obligée de l'analyser comme un " roman à message " plutôt que comme une œuvre littéraire - ce qui est sans doute mieux pour lui - or, dans son message-même, il y a une tension interne hyper problématique.
- On ne peut pas d'un côté soutenir que les apparences sont trompeuses, que les choses ne sont pas en noir et blanc, qu'une personne ressemblant à un garçon peut en réalité être une fille... et de l'autre présenter une vision des genres très segmentée dans laquelle George est une fille parce qu'elle est une petite chose fragile qui aime la mode et les magazines, et n'est pas un garçon parce qu'à l'inverse les garçons, eux, sont des porcs vulgos, bordéliques et violents! C'est antithétique. Le message est raté. Le livre se contredit comme un sale politicien, tenant un discours d'ouverture tout en démontrant continuellement un sexisme ahurissant.
- Par ailleurs, ce n'est pas parce qu'un roman porte un beau message que ça oblitère ses autres messages négatifs. Un roman féministe qui serait en même temps raciste, ça ne passerait pas. Un roman " Black power " qui serait homophobe, ça ferait hurler. Alors pourquoi un roman pro-transgenre qui est hyper sexiste, ce serait ok ?
- Sans doute parce que, " le sexisme, c'est pas graaaaaave ".
Des romans comme George, on en a besoin. C'est sans doute pour ça que les éditeurs (Américain et Français) l'ont choisi, l'ont défendu. C'est une démarche engagée. Les romans sur le transgenre sont rares, et pour les 8-12 ans, quasi inexistants.
Des romans comme George, on en a besoin. Mais celui-là, il n'est pas bon. Au plaisir d'en lire de meilleurs,Des romans comme George, on en a besoin. Mais celui-là, il n'est pas bon. Et je ne peux pas le recommander sous prétexte que " c'est le seul " : justement parce que c'est un thème sensible et important, il mérite d'être bien traité. Je suis contente que George existe parce qu'il ouvre des portes. Il incitera je l'espère d'autres écrivains à traiter avec plus de panache la question transgenre en littérature jeunesse. Dans un roman porté par une narration forte et des personnages bien incarnés. Et sans greffer dessus la vieille mue reptilienne d'un sexisme suranné. Please.
Remarque subsidiaire : " BE WHO YOU ARE ", nous dit la quatrième de couverture. Pourquoi le dit-elle en anglais ? C'est un roman dirigé vers les 9-12 ans, en français. " Sois qui tu es " ou " Sois toi-même " ou même une traduction moins littérale comme " Tu es qui tu es ", ne serait-elle pas plus pertinente ? (Sachant combien les kids de 9 à 12 ans parlent bien anglais...)George, d'Alex Gino, collection " Neuf " de L'École des Loisirs, 2017, 176 pages (écrit gros)