Pour agrémenter un samedi soir de 1975, avec ses quatre petits-enfants, pendant que ses « jeunes » étaient allés danser le disco à la brasserie du coin, ma grand-mère nous avait installés, mes cousins et moi, devant une gigantesque boîte remplie à ras bord de photographies en noir et blanc. Elle nous offrait, en quelque sorte, un voyage dans ce qu’avait été sa modeste vie.
Les questions et les rires fusaient au rythme des photographies qui s’empilaient autour de ses enfants en pyjama, qui étaient avides de cette balade dans le passé. Les mariages. Les réunions de famille. Les fêtes de Noël enfumées où les oncles moustachus, saouls comme des porcs, dormaient accoudés sur une table. Les manteaux de fourrure empilés sur un lit sur lequel dormait un bébé.
— C’est qui ?
Et notre grand-mère, souriante, patiente et dévouée, répondait de son mieux.
Tout en entassant les images autour de moi, je tombai soudain sur un tableau d’horreur qui, je le savais déjà, allait être à jamais gravé dans ma mémoire. Les yeux ronds comme des billes, j’étais stupéfiée. Je ne pouvais détacher mon regard d’enfant du visage souffrant de cet homme couché sur un lit et emmailloté dans un drap blanc souillé. Je ne sus pas à l’époque en quoi consistaient les taches sur la couverture, mais j’ai déduit, bien plus tard, que c’était du pus et du sang.
Je fixais l’image sans bouger.
Avec le vieux carton dans les mains, je tremblais devant cette scène. Aucun mot ne sortait de ma bouche. Les cousins, devant mon hébétude, se sont penchés vers la photographie qui datait de l’an 1948. C’était écrit sur la photographie.
— Qu’est-ce qu’il a, le monsieur ? C’est qui ? Pourquoi il a tellement l’air d’avoir mal ? avaient demandé mes cousins alors que j’étais terrée dans un silence et une réflexion qui projetaient mon imagination d’une hypothèse tragique à l’autre.
— C’est mon grand frère, Albert, a lancé ma grand-mère, les yeux soudainement embués de larmes. Alors qu’il travaillait dans une usine, il est tombé dans une espèce de piscine remplie d’eau chaude et de produits chimiques, là où les hommes poussaient les billots de bois pour que l’écorce se détache plus facilement. Mon frère a glissé et y est tombé. Seule sa tête n’a pas été immergée. C’est un ami qui l’a immédiatement sauvé. Si sauver est le bon mot ! Il aurait dû mourir là, le pauvre, et se noyer pour ne pas finir sa vie dans l’enfer. Je n’oublierai jamais ses cris de douleur dans la nuit, quand ma mère et mon père changeaient les draps en lui arrachant la peau. Pendant quatre jours, d’un coma à l’autre, il a supplié le Bon Dieu en hurlant de venir le chercher, a-t-elle confié en ravalant, en refoulant sa tristesse.
Ma grand-mère a pris la photographie et, tout en l’empilant avec d’autres, elle l’a projetée dans la boîte comme un objet maléfique. Après avoir rapidement ramassé le fouillis pour ranger la boîte dans l’armoire, afin de nous changer les idées, elle s’est dirigée vers la cuisine pour nous offrir des biscuits avant d’aller au lit.
— Vous savez, il n’y avait pas de cartes-soleil dans le temps ! Et ç’a tué ma mère, cette histoire. N’en parlons plus jamais, d’accord ?
Je ne compris pas le sens de cette carte-soleil, mais la lourde tristesse de ma grand-mère m’incita à me taire. Et le sujet fut clos.
Notice biographique
Née à Roberval en 1969, Chantale Potvin enseigne le français de 5esecondaire depuis 1993. Elle a publié cinq romans soit :
-Le génocide culturel camouflé des indiens
-Ta gueule, maman
-Les dessous de l’intimidation
-Des fleurs pour Rosy
-T’as besoin de moi au ciel ?