Direction la ville de Belgrade, pour notre billet du soir. Une ville qui est d'ailleurs plus qu'un décor, mais est l'un des personnages principaux de cette histoire, dramatique, douloureuse, un peu inquiétante, également. Un roman écrit à quatre mains par un duo international qui s'est inspiré d'un fait divers, une affaire au très grand retentissement en Serbie, pour tisser une intrigue prenante autour d'une enquêtrice aux airs d'antihéroïne, Milena Lukic. "Couleur bleuet" est le premier roman traduit en France pour le duo Christian Schünemann/Jelena Volic (en grand format aux éditions Héloïse d'Ormesson) et, au-delà du thriller efficace qu'on a du mal à fermer, se posent des questions fortes sur la situation dans les Balkans, sur les blessures qui restent à vif longtemps après la partition de la Yougoslavie et des guerres qui ont suivi et sur l'épineuse question des crimes de guerre et de la justice qui reste encore à rendre. Un livre qui ne respire pas l'optimisme et laisse un peu groggy.
Un matin de juillet, un commis de cuisine chargé de préparer le repas de la Garde d'élite de l'armée serbe a la peur de sa vie : alors qu'il prend l'air frais avant d'aller bosser, il découvre à deux pas des casernes construites dans la forêt de Topcider, un quartier de Belgrade, le corps de deux soldats, tués par balles, Nenad Jokic et Predrag Mrsa.
L'enquête est menée rapidement, et tout aussi rapidement classée. Pour les autorités serbes, il s'agit d'un meurtre suivi d'un suicide. En clair, un des deux soldats a tué l'autre avant de se donner la mort. Le mobile de tout cela ? Là encore, la réponse est sans appel : les deux hommes ont été pris dans une dérive sectaire qui a abouti à ce drame.
Mais, ces thèses sont loin de convaincre tout le monde. Les familles des victimes, d'abord. Mais aussi des observateurs extérieurs pour qui une affaire touchant à l'armée serbe, quelques années seulement après la fin des conflits en ex-Yougoslavie, n'a rien d'anodin. Parmi eux, Milena Lukin, criminologue de profession, qui, avec un ami avocat, Sinisa Stojkovic, mène un combat des plus délicats.
Ils se sont en effet donner pour mission d'obtenir la création d'une commission officielle chargée d'enquêter sur les crimes de guerre commis par les Serbes dans les années 1990 et en faire condamner les auteurs. Une mission quasi impossible dans un pays où le nationalisme a fait des ravages et les figures militaires de l'époque restent très populaires.
Un travail à temps plein qui risque de déboucher sur une coquille vide, une commission ayant été formée, sans qu'on y convie Sinisa Stojkovic, déjà éjecté au bout de six mois du poste de secrétaire d'Etat auquel on l'avait nommé. Mais, Milena et lui ne sont pas du genre à se décourager et ils espèrent qu'un jour on prendra conscience de la nécessité que justice soit rendue dans ces affaires.
Or, Milena, qui a la double nationalité serbe et allemande, a obtenu un rapport balistique réalisé à Berlin et sa lecture la trouble énormément : en effet, ce texte, qui n'a rien d'officiel, bat en brèche les thèses officielles et met en évidence la présence d'un tiers. Une personne inconnue qui serait le véritable meurtrier des deux soldats à Topcider.
Voilà qui change tout... Pourquoi aurait-on voulu tuer ces deux hommes, deux membres d'un des corps les plus prestigieux de l'armée serbe, à cet endroit précisément, à la valeur très symbolique, Topcider étant un lieu aussi bucolique (il comprend un parc et une forêt en plein coeur de la capitale) et mystérieux (les nombreux bâtiments militaires construits là abritent bien des secrets).
Milena veut comprendre. Simplement comprendre. Mais, au fil de son enquête informelle, les éléments qu'elle récolte aiguise encore un peu plus sa curiosité. Et celle-ci change peu à peu : d'un besoin de comprendre, elle devient une nécessité de découvrir la vérité, car elle entrevoit derrière ces deux morts violentes une réalité bien plus vaste, bien plus dérangeante...
Milena Lukin n'a rien d'une héroïne classique de thriller et tout de la parfaite antihéroïne, le genre détective amateur dont raffole la littérature policière britannique, par exemple. On pense à Miss Marple, par exemple, mais la comparaison se limite à leur manière d'assouvir leur curiosité insatiable. Pour le reste, on ne les confondrait pas.
Milena est une femme dont la jeunesse est derrière elle, je ne dénigre pas, c'est ce qu'elle pense elle-même. Il faut dire qu'elle a le bec sucré et qu'elle soigne le stress comme le désoeuvrement en avalant bonbons et pâtisseries, ce qui lui vaut de se trouver trop envelopper. Elle a abandonné l'idée de retrouver un homme, elle qui est seule depuis son divorce.
Désormais, elle se consacre à son fils, Adam, une dizaine d'années, qu'elle essaye de rendre heureux, mais ce n'est pas facile tous les jours, alors que son père vit en Allemagne et peut lui offrir tout ce qui fait rêver un petit garçon de son âge. Tout cela contribue à alimenter son complexe d'infériorité. Milena vit aussi avec sa mère, qui s'occupe du gamin pendant qu'elle travaille.
Milena est enfin une bureaucrate, je ne mets aucune note péjorative dans ce mot, mais son travail de criminologue n'a rien d'un job de flic de terrain ou d'agent secret. Son quotidien se passe le plus souvent dans son bureau, face à l'ordinateur, à rédiger des travaux universitaires, qu'à courir dans tous les sens, comme un super flic ou un agent secret.
Milena, c'est Madame Toutlemonde et, là encore, n'y voyez rien de péjoratif, c'est aussi une des composantes importantes du roman. En revanche, sa détermination est totale, dès qu'il s'agit de faire avancer sa cause, quasiment désespérée, en tout cas sur le territoire serbe. Et ce fait divers va brusquement faire rejaillir bien des questions dans l'esprit de la criminologue.
A travers elle, on aperçoit tous les maux de la société serbe de l'après-guerre. Et même, depuis bien plus longtemps, car la question nationaliste est loin d'être neuve. On le voit bien avec la colère de la mère de Milena lorsque Adam se voit offrir de la part de son autre grand-mère une photo d'un ancêtre en grand uniforme SS...
Non, décidément, les blessures du passé ne sont pas refermées et sont loin de l'être. Tues sous Tito, les tensions ethniques présentes depuis la fondation de la Yougoslavie à l'issue de la Ie Guerre mondiale, ont resurgi dramatiquement à la fin des années 1980, quand le bloc communiste s'est lézardé. Avec les terribles conséquences que l'on connaît.
Depuis, force est de reconnaître que la justice internationale, à travers la CPI, a essayé, malgré les critiques, de faire comparaître les principaux responsables des différents belligérants. Contre l'avis des peuples concernés. En Serbie (comme sans doute en Croatie, au Kosovo et en Bosnie), ceux que nous considérons comme des criminels de guerre restent bien souvent des héros intouchables...
Milena et Sinisa font partie de cette minorité qui voudrait mettre un terme à cette situation, en redonnant la main à la justice serbe, qui devrait elle-même juger les auteurs de crimes de guerre avérés. Mais, c'est encore impossible pour le moment, personne, politiques ou magistrats, ne s'aventure dans cette direction, soit par accord tacite, soit par manque d'appui.
A ce point, il me faut évoquer un aspect du livre qui dévoile un coin de l'intrigue, je vais essayer de rester prudent. Sur l'intrigue de "Couleur bleuet" (je précise que c'est la couleur de l'uniforme des troupes d'élite de l'armée serbe, à laquelle appartenait les victimes), plane l'ombre d'un des personnages les plus controversés de l'histoire contemporaine du pays.
Jamais il n'est nommé. On ne l'évoque que sous son grade : le général. Ce personnage, je pense pouvoir dire que c'est Ratko Mladic. Avec Slobodan Milosavic et Radovan Karadzic, il est l'une des figures de proue des exactions commises par la Serbie en Croatie, en Bosnie, au Kosovo. Sa longue cavale et les aides dont il a forcément bénéficié sont un des symptômes majeurs des maux de la société serbe qu'évoque "Couleur bleuet".
Je referme cette parenthèse pour évoquer le point de départ du roman : Schünemann et Volic se sont inspirés d'un véritable fait divers, qui a eu lieu en octobre 2004 à Topcider. Deux jeunes soldats en poste dans le complexe militaire de Karas ont bien été découverts tués par balles, l'enquête a bien conclu à un meurtre et un suicide, thèse contestée, en vain.
L'enquête a été manifestement bâclée, des éléments matériels ont été clairement négligés, malgré les protestations et des rapports balistiques faisant état de la présence d'une troisième personne au moment des crimes. Pour beaucoup, malgré le tollé, l'affaire a rapidement été glissée sous le tapis. Faute de preuves éclatantes, l'enquête militaire a primé sur le reste et, en Serbie aussi, l'armée, c'est la Grande Muette...
Mais, les deux auteurs de "Couleur bleuet" ont tout de même pris des libertés avec cette histoire pour en faire un événement avant tout romanesque. Ils ont changé les noms des victime et la date du crime, ils ne précisent pas l'année, mais leur histoire se déroule manifestement après 2004. Ils ont également ajouté quelques éléments qui vont nourrir leur intrigue et permette d'aborder la question nationaliste en Serbie.
Schünemann, le journaliste allemand, et Volic, l'enseignante serbe, partagée entre son pays natal et l'Allemagne (beaucoup de ressemblance entre elle et Milena Lukin, au point que, sur Twitter, on la trouve sous l'adresse @MilenaLukin...), ont donc fait oeuvre de romanciers, à partir d'un matériau tristement réel, et on le ressent.
Embarquée dans une enquête qui sent de plus en plus le soufre, Milena ne va pas hésiter à se mettre en danger pour découvrir la vérité sur les événements. La paisible mère de famille va alors se muer en enquêtrice pleine de culot, alors que les événements dégénèrent autour d'elle. L'atmosphère est angoissante, la mécanique efficace et on n'est pas loin d'avoir en main un page-turner.
C'est un roman sombre, douloureux, plutôt pessimiste de mon point de vue, dans lequel les auteurs ont, d'une certaine façon, respecté le dénouement du véritable fait divers, et les incertitudes qui demeurent. Entre victimes et coupables, la limite est parfois ténue, brouillée, les responsabilités étant elles aussi frappées du sceau des événements des années 1990.
Tout cela contraste curieusement avec la ville de Belgrade, que je ne connais pas, mais qui, parcourue par Milena, m'a semblé être une ville agréable et riche de culture, malgré les difficultés politiques et sociales qui transparaissent. En tout cas, on découvre cette ville, cette capitale européenne, la dernière chronologiquement à avoir subi des bombardements.
Par ses monuments, sa géographie, ses mutations sociales, ses difficultés, aussi, elle devient un personnage à part entière du roman, au même niveau que celui de Milena. Et l'on ressort de cette lecture, certes inquiet de ce que mettent en évidence les auteurs, mais avec l'envie de se rendre un jour à Belgrade pour la voir pour de bon.
Oui, je conclurai là-dessus, on referme "Couleur bleuet" avec une boule au ventre. D'abord, en raison du dernier paragraphe, qui laisse groggy, ensuite, parce que le constat que font les auteurs ne respire pas l'optimisme, bien au contraire. Et comme c'est désormais l'Europe entière qui est travaillé par les nationalismes de tout poil, certains fantômes pourraient réapparaître et, une nouvelle fois, faire des Balkans une poudrière au coeur de l'Europe...
Un matin de juillet, un commis de cuisine chargé de préparer le repas de la Garde d'élite de l'armée serbe a la peur de sa vie : alors qu'il prend l'air frais avant d'aller bosser, il découvre à deux pas des casernes construites dans la forêt de Topcider, un quartier de Belgrade, le corps de deux soldats, tués par balles, Nenad Jokic et Predrag Mrsa.
L'enquête est menée rapidement, et tout aussi rapidement classée. Pour les autorités serbes, il s'agit d'un meurtre suivi d'un suicide. En clair, un des deux soldats a tué l'autre avant de se donner la mort. Le mobile de tout cela ? Là encore, la réponse est sans appel : les deux hommes ont été pris dans une dérive sectaire qui a abouti à ce drame.
Mais, ces thèses sont loin de convaincre tout le monde. Les familles des victimes, d'abord. Mais aussi des observateurs extérieurs pour qui une affaire touchant à l'armée serbe, quelques années seulement après la fin des conflits en ex-Yougoslavie, n'a rien d'anodin. Parmi eux, Milena Lukin, criminologue de profession, qui, avec un ami avocat, Sinisa Stojkovic, mène un combat des plus délicats.
Ils se sont en effet donner pour mission d'obtenir la création d'une commission officielle chargée d'enquêter sur les crimes de guerre commis par les Serbes dans les années 1990 et en faire condamner les auteurs. Une mission quasi impossible dans un pays où le nationalisme a fait des ravages et les figures militaires de l'époque restent très populaires.
Un travail à temps plein qui risque de déboucher sur une coquille vide, une commission ayant été formée, sans qu'on y convie Sinisa Stojkovic, déjà éjecté au bout de six mois du poste de secrétaire d'Etat auquel on l'avait nommé. Mais, Milena et lui ne sont pas du genre à se décourager et ils espèrent qu'un jour on prendra conscience de la nécessité que justice soit rendue dans ces affaires.
Or, Milena, qui a la double nationalité serbe et allemande, a obtenu un rapport balistique réalisé à Berlin et sa lecture la trouble énormément : en effet, ce texte, qui n'a rien d'officiel, bat en brèche les thèses officielles et met en évidence la présence d'un tiers. Une personne inconnue qui serait le véritable meurtrier des deux soldats à Topcider.
Voilà qui change tout... Pourquoi aurait-on voulu tuer ces deux hommes, deux membres d'un des corps les plus prestigieux de l'armée serbe, à cet endroit précisément, à la valeur très symbolique, Topcider étant un lieu aussi bucolique (il comprend un parc et une forêt en plein coeur de la capitale) et mystérieux (les nombreux bâtiments militaires construits là abritent bien des secrets).
Milena veut comprendre. Simplement comprendre. Mais, au fil de son enquête informelle, les éléments qu'elle récolte aiguise encore un peu plus sa curiosité. Et celle-ci change peu à peu : d'un besoin de comprendre, elle devient une nécessité de découvrir la vérité, car elle entrevoit derrière ces deux morts violentes une réalité bien plus vaste, bien plus dérangeante...
Milena Lukin n'a rien d'une héroïne classique de thriller et tout de la parfaite antihéroïne, le genre détective amateur dont raffole la littérature policière britannique, par exemple. On pense à Miss Marple, par exemple, mais la comparaison se limite à leur manière d'assouvir leur curiosité insatiable. Pour le reste, on ne les confondrait pas.
Milena est une femme dont la jeunesse est derrière elle, je ne dénigre pas, c'est ce qu'elle pense elle-même. Il faut dire qu'elle a le bec sucré et qu'elle soigne le stress comme le désoeuvrement en avalant bonbons et pâtisseries, ce qui lui vaut de se trouver trop envelopper. Elle a abandonné l'idée de retrouver un homme, elle qui est seule depuis son divorce.
Désormais, elle se consacre à son fils, Adam, une dizaine d'années, qu'elle essaye de rendre heureux, mais ce n'est pas facile tous les jours, alors que son père vit en Allemagne et peut lui offrir tout ce qui fait rêver un petit garçon de son âge. Tout cela contribue à alimenter son complexe d'infériorité. Milena vit aussi avec sa mère, qui s'occupe du gamin pendant qu'elle travaille.
Milena est enfin une bureaucrate, je ne mets aucune note péjorative dans ce mot, mais son travail de criminologue n'a rien d'un job de flic de terrain ou d'agent secret. Son quotidien se passe le plus souvent dans son bureau, face à l'ordinateur, à rédiger des travaux universitaires, qu'à courir dans tous les sens, comme un super flic ou un agent secret.
Milena, c'est Madame Toutlemonde et, là encore, n'y voyez rien de péjoratif, c'est aussi une des composantes importantes du roman. En revanche, sa détermination est totale, dès qu'il s'agit de faire avancer sa cause, quasiment désespérée, en tout cas sur le territoire serbe. Et ce fait divers va brusquement faire rejaillir bien des questions dans l'esprit de la criminologue.
A travers elle, on aperçoit tous les maux de la société serbe de l'après-guerre. Et même, depuis bien plus longtemps, car la question nationaliste est loin d'être neuve. On le voit bien avec la colère de la mère de Milena lorsque Adam se voit offrir de la part de son autre grand-mère une photo d'un ancêtre en grand uniforme SS...
Non, décidément, les blessures du passé ne sont pas refermées et sont loin de l'être. Tues sous Tito, les tensions ethniques présentes depuis la fondation de la Yougoslavie à l'issue de la Ie Guerre mondiale, ont resurgi dramatiquement à la fin des années 1980, quand le bloc communiste s'est lézardé. Avec les terribles conséquences que l'on connaît.
Depuis, force est de reconnaître que la justice internationale, à travers la CPI, a essayé, malgré les critiques, de faire comparaître les principaux responsables des différents belligérants. Contre l'avis des peuples concernés. En Serbie (comme sans doute en Croatie, au Kosovo et en Bosnie), ceux que nous considérons comme des criminels de guerre restent bien souvent des héros intouchables...
Milena et Sinisa font partie de cette minorité qui voudrait mettre un terme à cette situation, en redonnant la main à la justice serbe, qui devrait elle-même juger les auteurs de crimes de guerre avérés. Mais, c'est encore impossible pour le moment, personne, politiques ou magistrats, ne s'aventure dans cette direction, soit par accord tacite, soit par manque d'appui.
A ce point, il me faut évoquer un aspect du livre qui dévoile un coin de l'intrigue, je vais essayer de rester prudent. Sur l'intrigue de "Couleur bleuet" (je précise que c'est la couleur de l'uniforme des troupes d'élite de l'armée serbe, à laquelle appartenait les victimes), plane l'ombre d'un des personnages les plus controversés de l'histoire contemporaine du pays.
Jamais il n'est nommé. On ne l'évoque que sous son grade : le général. Ce personnage, je pense pouvoir dire que c'est Ratko Mladic. Avec Slobodan Milosavic et Radovan Karadzic, il est l'une des figures de proue des exactions commises par la Serbie en Croatie, en Bosnie, au Kosovo. Sa longue cavale et les aides dont il a forcément bénéficié sont un des symptômes majeurs des maux de la société serbe qu'évoque "Couleur bleuet".
Je referme cette parenthèse pour évoquer le point de départ du roman : Schünemann et Volic se sont inspirés d'un véritable fait divers, qui a eu lieu en octobre 2004 à Topcider. Deux jeunes soldats en poste dans le complexe militaire de Karas ont bien été découverts tués par balles, l'enquête a bien conclu à un meurtre et un suicide, thèse contestée, en vain.
L'enquête a été manifestement bâclée, des éléments matériels ont été clairement négligés, malgré les protestations et des rapports balistiques faisant état de la présence d'une troisième personne au moment des crimes. Pour beaucoup, malgré le tollé, l'affaire a rapidement été glissée sous le tapis. Faute de preuves éclatantes, l'enquête militaire a primé sur le reste et, en Serbie aussi, l'armée, c'est la Grande Muette...
Mais, les deux auteurs de "Couleur bleuet" ont tout de même pris des libertés avec cette histoire pour en faire un événement avant tout romanesque. Ils ont changé les noms des victime et la date du crime, ils ne précisent pas l'année, mais leur histoire se déroule manifestement après 2004. Ils ont également ajouté quelques éléments qui vont nourrir leur intrigue et permette d'aborder la question nationaliste en Serbie.
Schünemann, le journaliste allemand, et Volic, l'enseignante serbe, partagée entre son pays natal et l'Allemagne (beaucoup de ressemblance entre elle et Milena Lukin, au point que, sur Twitter, on la trouve sous l'adresse @MilenaLukin...), ont donc fait oeuvre de romanciers, à partir d'un matériau tristement réel, et on le ressent.
Embarquée dans une enquête qui sent de plus en plus le soufre, Milena ne va pas hésiter à se mettre en danger pour découvrir la vérité sur les événements. La paisible mère de famille va alors se muer en enquêtrice pleine de culot, alors que les événements dégénèrent autour d'elle. L'atmosphère est angoissante, la mécanique efficace et on n'est pas loin d'avoir en main un page-turner.
C'est un roman sombre, douloureux, plutôt pessimiste de mon point de vue, dans lequel les auteurs ont, d'une certaine façon, respecté le dénouement du véritable fait divers, et les incertitudes qui demeurent. Entre victimes et coupables, la limite est parfois ténue, brouillée, les responsabilités étant elles aussi frappées du sceau des événements des années 1990.
Tout cela contraste curieusement avec la ville de Belgrade, que je ne connais pas, mais qui, parcourue par Milena, m'a semblé être une ville agréable et riche de culture, malgré les difficultés politiques et sociales qui transparaissent. En tout cas, on découvre cette ville, cette capitale européenne, la dernière chronologiquement à avoir subi des bombardements.
Par ses monuments, sa géographie, ses mutations sociales, ses difficultés, aussi, elle devient un personnage à part entière du roman, au même niveau que celui de Milena. Et l'on ressort de cette lecture, certes inquiet de ce que mettent en évidence les auteurs, mais avec l'envie de se rendre un jour à Belgrade pour la voir pour de bon.
Oui, je conclurai là-dessus, on referme "Couleur bleuet" avec une boule au ventre. D'abord, en raison du dernier paragraphe, qui laisse groggy, ensuite, parce que le constat que font les auteurs ne respire pas l'optimisme, bien au contraire. Et comme c'est désormais l'Europe entière qui est travaillé par les nationalismes de tout poil, certains fantômes pourraient réapparaître et, une nouvelle fois, faire des Balkans une poudrière au coeur de l'Europe...