Si Voltaire devient, sous la plume de Frédéric Lenormand, un drôle d'oiseau, c'est le lecteur qui se fait moqueur, et ce, pour une septième enquête du philosophe dans un siècle des Lumières en proie à la violence et l'injustice. Petit préambule un peu tiré par les cheveux pour nous amener au titre de ce nouvel opus, entre roman policier et comédie burlesque, puisque cette septième enquête, tout juste arrivée dans les rayons des librairies, s'intitule "Ne tirez pas sur le philosophe !" (aux éditions Lattès). C'est bon, vous avez la référence ? Bien. Si la série "Voltaire mène l'enquête" a pris l'habitude d'explorer un thème particulier (de mémoire, la cuisine, la médecine ou encore la mode, par exemple), cette fois, c'est un peu différent mais l'on retrouve encore la mise en évidence des inégalités et des injustices propres à l'Ancien Régime, dont la dénonciation, en particulier par les philosophes, aboutiront à la Révolution. Mais, comme le dit lui-même Voltaire (enfin, bien aidé par Frédéric Lenormand), réparer les injustices a beau être noble (pas dans le sens aristocratique, hein !), ce n'est pas une sinécure...
En exil en Lorraine depuis un an, Voltaire a reçu le message tant attendu : il est absout, pardonné, il peut rentrer dans la capitale, à condition, toutefois, de ne plus faire de scandale, en paroles comme en écrit, sous peine de connaître un sort plus désagréable encore que la vie à Cirey (voir les enquêtes précédentes, quand Voltaire rongeait son frein au pays des mirabelles).
Heureux, notre philosophe ! Retrouver l'air impur de Paris lui redonne de l'énergie et l'envie de briller à nouveau au firmament de la vie parisienne. Mais, il y a un hic : en douze mois, les Parisiens sont passés à autre chose, les fameuses "Lettres Philosophiques" qui firent tant jaser sont rangées aux oubliettes, et le nom de Voltaire est sorti des mémoires...
Oublié, le plus grand philosophe de son temps ! Remplacé par d'autres, des médiocres, forcément, dans les esprits, comme dans la vie (et le lit) de la Marquise de Châtelet ! Tout cela est intolérable, l'orgueil du maître est grièvement blessé. Mais voilà Voltaire plus déterminé que jamais à retrouver sa position de phare éclairant les esprits les plus avisés de la lumière philosophique...
Et, pour y parvenir, Voltaire décide d'asseoir sa réputation d'homme de justice et de progrès social en choisissant une cause à défendre publiquement pour dénoncer l'arbitraire monarchique. On pourrait penser qu'il aurait l'embarras du choix, mais c'est le hasard (puisqu'il ne croit pas à la Providence) qui va placer sur son chemin la cause parfaite.
Elle s'appelle Blanche. Elle a été condamnée à mort pour avoir volé du linge à son employeur, M. Versuac de Saint-Dot. Elle a été pendue en place de Grève et en public (voilà que je fais moi aussi des zeugmes, figure rhétorique si chère à Frédéric Lenormand...). Son corps a été vendue au propriétaire d'un cabinet de curiosités qui compte bien en faire un des clous de sa collection en le naturalisant.
Sauf que la pendue ressuscite au moment de se faire ouvrir le bide... Point de miracle, juste l'incompétence d'un bourreau débutant et par trop hésitant. Mais, la loi est la loi : si ceux qui ont envoyé la jeune femme à la potence apprennent qu'elle a réchappé, ils pourront la condamner sans autre forme de procès à être pendue une deuxième fois, jusqu'à ce que mort s'ensuive, pour de bon.
En quelques instants, et malgré le délire mystique qui semble habiter la miraculée, Voltaire prend fait et cause pour elle. Persuadé de son innocence, il espère en apporter les preuves irréfutables pour que Blanche puisse reprendre sa vie là où l'injustice et la morgue aristocratique ont décidé de l'interrompre.
Et, à travers cette exemple, il fera d'une pierre, deux coups, pour dénoncer la peine de mort, châtiment terrible qui ne s'applique pas équitablement à chaque citoyen. En effet, si Blanche avait été aristocrate, elle aurait été condamnée à la décapitation, et non à la pendaison. Quoi que, et c'est pire, il est probable que si elle avait été aristocrate, elle n'aurait pas été condamnée du tout pour un simple vol...
Oui, la voilà, la cause qui permettra à Voltaire de redevenir le moteur de la pensée dans la capitale et dans tout le royaume ! Sauf que Blanche n'a pas l'air de vouloir lui faciliter la tâche : la servante s'avère voleuse, menteuse, tricheuse, et multiplie les actes litigieux. Pire encore, sa présence déclenche chez Emilie du Châtelet une sévère crise de jalousie.
Vexée et blessée de voir Voltaire se consacrer à l'embarrassante Blanche, la Marquise lui lance un défi : celui qui prouvera le premier l'innocence de Blanche dans l'affaire qui l'a envoyée à l'échafaud pourra revendiquer être le plus juste, le plus humaniste, le plus généreux... Topez-la, Marquise, un philosophe de ce calibre n'a aucun doute sur sa supériorité en ces domaines !
Une fois n'est pas coutume, Voltaire et Emilie sont donc en concurrence et chacun veut damer le pion à l'autre. Tandis que l'affaire prend des proportions de plus en plus importantes et fatales, Voltaire se démène et fait preuve d'une sagacité qu'on ne lui connaissait pas. On le découvre même en précurseur des Experts, ce qui est pour le moins inattendu !
Voltaire est fidèle au portrait que Frédéric Lenormand nous fait de lui depuis qu'il a lancé cette série : volubile, toujours en mouvement, vaniteux, susceptible, roué, hypocondriaque, agaçant et imbattable pour se faire des ennemis. Mais, ce pari le motive plus que jamais et il prend cette enquête à coeur, au point de se montrer à son avantage, courageux et batailleur.
Ce duel, c'est un peu Raison contre Raison, comme il y a eu Kramer contre Kramer. La philosophie contre la science, deux méthodes déductives différentes, des intuitions propres à chacun et des pistes qui se rejoignent forcément. Mais les deux protagonistes ont réveillé un loup qui ne dormait que d'un oeil et leur jeu d'esprit se transforme vite en jeu de massacre.
Entre les deux enquêteurs émérites, gravitent les personnages habituels : le fidèle et indispensable (ou pas) Linant, le redoutable René Hérault, ennemi juré de Voltaire qui n'attend qu'un faux pas du philosophe pour l'embastiller, mais aussi son bras droit, le fidèle Tamaillon, qui prend du grade dans cette enquête, et joue les jolis coeurs auprès de la Marquise.
Ajoutons deux petits nouveaux, une autre Marquise, la Marquise de Bénières, il en faut bien une dans l'entourage proche de Voltaire, même s'il se passerait bien de celle-là, et un ecclésiastique (même raisonnement que précédemment), le propre frère d'Emilie. Frédéric Lenormand nous avait présenté le frère de Voltaire dans "Docteur Voltaire et Mister Hyde". L'équilibre est rétabli avec cet abbé prospère et roublard.
Frédéric Lenormand s'amuse encore une fois avec les lubies et les modes en vogue au XVIIIe siècle. Cette fois, ce sont les cabinets de curiosité qui sont dans le collimateur, ces collections hétéroclites et bizarroïdes où le bon goût n'est pas la principale qualité, mais qui répond au besoin de sensationnalisme de l'être humain, transcendant d'ailleurs les classes sociales.
Un empressement à découvrir ces collections assez sordides qui fait un écho étrange avec cette foule, sans doute en grande partie la même, qui se presse pour assister aux exécutions publiques, avec l'enthousiasme équivalent à ceux que montrent de nos jours les Ultras supportant bruyamment leur équipe de foot préférée...
Des momies aux bestioles empaillées en passant par les fameux écorchés, dont Honoré Fragonard, le cousin du peintre, anatomiste talentueux, sera un maître quelques décennies plus tard, tout est bon pour susciter la curiosité malsaine des gens, contre quelques pièces sonnantes et trébuchantes, évidemment. Aux antipodes de la science et de la philosophie que défendent Emilie et Voltaire.
Lenormand se gausse de la mort, très présente dans ce roman, sous des formes diverses, depuis l'exécution ratée de Blanche jusqu'à d'autres scènes désopilantes (l'une d'entre elle m'a valu un fou rire dans un RER plein de gens à la triste figure, mais, que voulez-vous, quand Voltaire remue la merde, dans tous les sens du terme, c'est irrésistible), et ça fait du bien.
Bien sûr, je suis très réceptif aux formes d'humour que manie Frédéric Lenormand. Je vous laisse découvrir sa version de l'affaire Calas, running gag de ce volume et contrepoint à l'intrigue principale, avec quelques facilités, mais il en faut, parfois, et comme ça reste très potache et parfaitement assumé comme tel, rien à dire.
A noter, je ne l'ai pas encore dit, que le point de départ de cette histoire, l'exécution de Blanche, s'inspire d'un fait réel, relaté en détails par les chroniques de l'époque, et cela laisse pantois, vu de notre XXIe siècle... Comme toujours, Frédéric Lenormand nourrit son histoire par une riche documentation, forçant le trait pour jouer le jeu de la caricature, mais au plus près de ce que l'on sait des personnages.
C'est aussi l'occasion pour le romancier de broder un rapide portrait de la dynastie des Sanson, certainement les plus célèbres bourreaux que notre beau pays ait connu. Jouant avec les faits historiques (en 1735, le jeune Charles Sanson n'a pas encore l'âge légal pour exercer l'honorable fonction) et les situations, il nous fait découvrir des bourreaux sentimentaux, que Boby Lapointe n'aurait pu désavouer...
Septième enquête, donc (chiffre sacré, s'il en est, qu'en pense Voltaire ?), et toujours le même plaisir. On est dans la lignée de la série, les amateurs devraient donc être comblés. L'intrigue tient la route, portée autant par le pari entre le philosophe et la marquise, et l'envie qu'a le lecteur de savoir qui l'emportera (et comment), que par la découverte du/des coupable(s).
Il ne me reste plus qu'à terminer en beauté ce billet. Pour cela, il me faut démontrer brillamment que Frédéric Lenormand n'a pas le monopole du calembour. Rien de plus facile : "Ne tirez pas sur le philosophe !" montre une nouvelle fois à quel point Voltaire peut être pointilleux, jusque dans les moindres détails. En effet, dans ce roman, Voltaire est très à cheval sur les cuillers...