Je me suis assise et j’ai pleuré. La légende raconte que tout ce qui tombe dans les eaux de cette rivière, les feuilles, les insectes, les plumes des oiseaux, tout se transforme en pierres de son lit. Ah ! Que ne donnerais-je pas pour pouvoir arracher mon cœur de ma poitrine et le jeter dans le courant… Il n’y aurait alors plus de douleur, plus de regret, plus de souvenirs.
Paulo Coelho, Sur le bord de la rivière Piedra, je me suis assise et j’ai pleuré, 1997
Alaska, juillet 2641
Lors des beaux jours, quand le soleil est enfermé dans d’épais nuages, Flora peut sortir et marcher sur le bord de la rivière Chena, seule ou avec sa mère, conversant de passé, de littérature, d’histoire, et surtout de ce XXIe siècle qui a vu disparaître l’eau, le bois, l’ozone, la vie… De ces humains avides d’argent, sans respect pour la planète et pour les générations futures.
— Comme j’aimerais pouvoir lire ce livre ! Comme je voudrais qu’il existe encore !
— Tu sais très bien, Flora, que les livres n’existent plus depuis deux siècles. Le papier est hors de prix. Tu peux toutefois aller à la bibliothèque !
Avec ses yeux attendrissants, sa mère tentait de lui faire oublier la rage qu’elle gardait dans son cœur depuis qu’elle était toute petite. Sa rage contre ces fleurs, ces arbres, ces lacs, ces rivières, désormais si rares, disparus ou mortellement pollués. Sa rage de lire Robinson Crusoé, Le livre de la Jungle ou Les aventures de Peter Pan, cet enfant qui ne voulait pas grandir. Oui, rage, car ces histoires ne peuvent plus se vivre sur cette boule dépouillée et aride où il n’y a plus d’eau, d’air pur et d’animaux. Comment comprendre un tigre de Sibérie par des photos ? Ou faire revivre les majestueux ours polaires ou Moby Dick, ce cachalot blanc, ivre de vengeance, qui a mené la guerre contre le capitaine Achab.
Rage depuis qu’elle sait lire… Elle a lu Paris au XIXe siècle, aux abords de la Seine, quand les jeunes filles abritées sous des parapluies de dentelles pouvaient se balader tranquillement, main dans la main avec l’élu de leur cœur. Aujourd’hui, il faudrait être carrément fou ou illégal pour marcher en plein soleil. Aussi, tous les monuments historiques, qui n’ont pas été détruits sous les bombes, sont visités derrière d’épaisses vitres anti-suicide. Trop chaud ! Impossible de revivre ces instants. Elle en veut au monde entier de ne pas lui avoir épargné un peu de ce vert, un peu de ce bleu…
Flora a envie de pleurer. Du bout du doigt, elle pianote sur l’eau.
Pleurer ! Qui aurait cru dans ces temps-là qu’il leur aurait fallu économiser des larmes pour se brosser les dents ?
Pleurer ! Pour échapper au passé.
Comme elle voudrait s’étendre dans un grand champ de fleurs où l’herbe qu’elle foulerait serait aussi douce que du duvet ! Elle pourrait faire des dessins dans le ciel avec les nuages, tout en écoutant le bruit paisible du petit ruisseau que survoleraient des oiseaux, qui aujourd’hui… n’existent plus !
— Maman… Peux-tu me laisser seule ? Je vais rentrer si le soleil perce les nuages, je te le promets !
Elle regarda sa mère s’éloigner pour pouvoir s’agenouiller au pied de la rivière, la seule qu’elle n’ait jamais vue, jamais aimée et qui lui facilitait les rêves par sa grande beauté. En fixant l’horizon désertique, elle repassait en mémoire chaque passage de ce livre qu’elle a eu la chance de tenir dans ses mains… En regardant ses larmes descendre lentement avec le courant et tambouriner doucement sur les ondes de l’eau, une phrase valsait dans sa tête… La légende raconte que tout ce qui tombe dans les eaux de cette rivière, les feuilles, les insectes, les plumes des oiseaux, tout se transforme en pierres de son lit.
Flora se pencha au-dessus de l’eau, observa le fond et empoigna quelques cailloux qu’elle lança dans ce qui restait d’air et de ciel. Sa force de revivre ce que tant de personnes ont vécu sans en profiter fut la plus forte. Elle vit, avec son cœur, un vol d’oiseaux tropicaux de toutes les couleurs, des milliers de papillons, les feuilles des érables en automne, un arc-en-ciel géant, une grande colombe blanche… Elle entendit le hurlement d’un grand loup blanc d’Antarctique et vit tomber de gros pétales de toutes sortes de fleurs dont les parfums ensorcellent. Elle lança des poignées, puis des poignées et encore des poignées de cailloux, maintenant agenouillée dans la rivière, les cheveux collés au visage, le sourire figé, multipliant les visions de bonheur toujours plus enchanteresses les unes que les autres… Il y avait toujours de petits hélicoptères d’érable qui tourbillonnaient, tombaient sur l’eau, calaient et se transformaient en cailloux.
Flora voyagea à travers le monde entier, le monde du passé, par de simples lancers de petits cailloux qui étaient jadis des feuilles, des fleurs, des plumes d’oiseaux, des insectes, et surtout le cœur d’une petite fille qui déborde d’une envie de vivre sur une terre où il y aurait encore du vert, où il y aurait encore du bleu.
Flora a trop pigé de cailloux dans le lit de la rivière Chena… On dit bêtement qu’elle s’est suicidée, mais ce n’est pas tout à fait cela.
Flora s’est simplement transformée en caillou pour se fondre dans le paradis des belles choses et vivre comme ces gens des temps anciens, de l’an 2000. Ceux qui n’avaient pas compris leur paradis.
Sa maman, qui vient toujours marcher, verra son cœur qui était plein d’amour pour elle, là, dans le rocher au fond de la rivière. Un cœur où il n’y a plus de douleur, de regret, de souvenirs, qui vit dans un paradis vert et bleu !
Notice biographique
Née à Roberval en 1969, Chantale Potvin enseigne le français de 5esecondaire depuis 1993. Elle a publié cinq romans soit :
-Le génocide culturel camouflé des indiens
-Ta gueule, maman
-Les dessous de l’intimidation
-Des fleurs pour Rosy
-T’as besoin de moi au ciel ?