Libres pensées...
La téméraire n'est pas du genre "premier roman sympa-pépère", soucieux de ne pas déranger, s'excusant quasiment d'exister, et que l'on referme satisfait, au point de ne plus y penser quelques heures plus tard.
La téméraire bouscule, perturbe et assume.
En tant que lecteur, on s'habitue aux égards, aux codes qui s'appliquent sévèrement aux livres qui arrivent jusqu'à nous, et ont pour devoir de nous amuser, de nous distraire, sans attendre, sans raté, il faut que cela marche dès la première ligne, il faut du sensationnel mais pas du vulgaire, du cul mais de la poésie aussi, ou quelque chose qui s'en approche, un équilibre pas si subtil fait d'ingrédients de grande surface, disposés en masse sur des étales à perte de vue.
La téméraire fait une croix sur ce que l'on attend d'un premier roman, la réserve, la modestie les égards, parce que c'est un roman qui a quelque chose à dire. A force de lire la même chose (coucou Agnès Ledig, oui, c'est bien à tes livres que je pense), on en oublie le désordre que cela crée, de lire un roman qui nous fasse réfléchir à un sujet qui n'a rien d'évident, qui n'a rien de convenu. Ça peut même faire petit un choc, si on n'est pas préparé.
L'histoire est celle de Bartolomeo, dit Lo Meo, et de Sali, sa compagne depuis trente ans, qui se retrouve un beau jour auprès d'un corps qui s'apparente à une coquille vide, après l'AVC qui frappe Lo Meo.
L'histoire est aussi, par extension, celle de leurs enfants, Gabin et Maia, fêlés, tâchant chacun à leur manière de survivre au spectacle de leur père invalide, de leur père éteint, Gabin qui porte dans son allure et ses traits le souvenir de son père, Maia qui fuit, s'adonne à l'alcool et au sexe facile pour ne pas se confronter à l'absence qu'elle impose à sa mère.
Une force brutale, franche, émane du texte de Marine Westphal. Ses personnages sont égarés et lumineux, rongés par leurs contradictions, ils vont au-delà de tout semblant de moralité, parce qu'ils sont aux prises avec la débâcle, leur quotidien et leurs repères brisés, et qu'il leur faut composer avec le nouvel ordre imposé, et avec ce que cet ordre leur révèle d'eux-mêmes.
Le drame qui frappe cette famille est d'une effarante banalité, tant il pourrait advenir au sein d'une autre, tant il présente un caractère quasiment aléatoire. De cette banalité, l'auteur extrait l'inouïe, la violence, le manque, la douleur insoutenable, la pudeur aussi. C'est troublant, et plus que cela encore, je dirais plutôt que c'est bouleversant.
D'ailleurs, depuis que j'ai refermé le roman, il ne m'a pas vraiment quitté.
Pour vous si...
- Vous n'avez pas besoin de grandes épopées pour vous mettre en appétit ; les drames de la vie réelle peuvent tout autant vous émouvoir et vous interpeller
Morceaux choisis
"Elle ruisselait, pendant que la toile qui supportait Lo Meo dans son dos restait douloureusement sèche, irritante, impitoyable maillage de nylon. C'était une créature fascinante qu'ils formaient là, ombre branlante, bossue, emmêlée aux troncs tordus des résineux."
"Le bien et le mal n'avaient plus lieu d'être. L'amour engloutissait tout, empêchait la raison de reprendre le dessus. L'amour : je l'imagine en escalier biscornu, dont les marches parfois se dérobent, il faut continuer d'avancer, accepter d'être aveugles, guidés par autre chose que la lumière. De l'extérieur, ça paraît fou. Mais c'est ce qu'on dit de tout ce qu'on ne contrôle pas."
"Un jour viendra où penser à son père ne lui fera plus l'effet d'une balle à tête creuse tirée dans l'oreille, il a déjà conscience de ça. Il lui faut du temps pour apprivoiser cette solitude toute neuve. C'est énorme d'avoir à enterrer celui qui avait promis d'être toujours là."
Note finale4/5(excellent)