Marie-Claire Blais me fascine depuis son entrée en littérature. Je l’ai lue pour la première fois, comme bien d’autres, avec «Une saison dans la vie d’Emmanuel» en 1965 et ne l’ai guère lâché depuis.
Cette écrivaine m’a fait comprendre que l’on pouvait trouver ici des œuvres puissantes qui bouleversent et secouent nos certitudes. Elle est la principale responsable de mon virage, comme lecteur, vers la littérature québécoise. Que dire de mon enchantement à parcourir «Les manuscrits de Pauline Archange» ou encore «Un Joualonais sa Joualonie». J’ai même passé tout un été, il y a quelques années, à relire son œuvre pour m’imprégner de ces mondes qui déstabilisent souvent.
Depuis la publication de «Soifs», en 1995, ses façons de faire ont changé. En fait elle explore cette «nouvelle écriture» depuis «Un sourd dans la ville» paru en 1979. Le texte se densifie, devient opaque et se transforme en véritable jungle où le lecteur perd ses références. La phrase se love, va dans toutes les directions, réussit à nous égarer souvent. Je connais des lecteurs qui n’osent plus se risquer dans un Marie-Claire Blais qui tourne le dos à la facilité pour faire de son texte une aventure existentielle.
Jérôme Bosch
«Le jeune homme sans avenir» ajoute à une fresque qui me fait songer aux immenses tableaux de Jérôme Bosch. «Le jardin des délices» ou «Le jardin des plaisirs» en particulier. Chacune des parcelles de ces toiles se subdivisent en minuscules tableaux qui racontent une histoire propre qui s’insère dans le grand tout de l’oeuvre.
Il en est ainsi des romans de Marie-Claire Blais qui vous emportent dans un univers où la mort, la vie, la souffrance, la quête du plaisir et de la liberté soufflent les personnages. Le lecteur passe des drames individuels aux grandes spéculations de la physique quantique.
Des écrivains, des artistes, des rêveurs d’existence, des enfants abandonnés par des parents qui ne parviennent pas à dompter leurs démons ou qui croupissent en prison se croisent. Ces blessés de l’enfance affrontent la dureté des drogues et imaginent, peut-être, la grande famille dont rêve Kim. Ils confrontent les fléaux de l’époque, vivent avec la faim, la maladie et le racisme. Le sida emporte les plus téméraires. Certains se suicident pour échapper au harcèlement, d’autres deviennent des itinérants ou travaillent à sauver le monde dans des missions humanitaires avec Augustino l’écrivain en colère. La barbarie est toujours là, omniprésente et fatale.
Fresque
Daniel, un écrivain coincé dans un aéroport parce que son vol est retardé, réfléchit à sa vie pendant que Laure, une passagère, devient folle sans ses cigarettes.
Le poète Adrien ne sait plus ce qu’est son existence depuis que sa compagne atteinte d’un cancer a choisi de mourir volontairement. Il est tout aussi perdu qu’un adolescent en cavale.
Petites Cendres refuse de sortir de son lit, ne danse plus et ne fait plus tourner les têtes. Fleur, un musicien prodige, traîne dans les rues et rêve d’écrire la grande symphonie qui prendra les couleurs et les intonations du roman de Marie-Claire Blais à s’y méprendre. Robbie rêve de son couronnement et un vétérinaire s’occupe peut-être mieux du chien de Brillant que des humains…
J’ai eu l’impression de m’avancer dans une jungle en suivant Kim et sa peur quotidienne, l’extravagant Robbie ou encore Brillant qui s’égare dans ses romans oraux en racontant le drame des inondations en Louisiane, Mabel, la femme aux perroquets, victime d’un tireur fou qui abat son plus bel oiseau.
Le vieux marin donne une chance à ceux qui font un faux pas ou connaissent des moments difficiles. Il sera victime de sa générosité en étant battu à mort par deux garçons qu’il cherche à aider.
Peu d’écrivains réussissent à me déstabiliser ainsi, à me perdre dans un monde où les phrases poussent comme des plantes grimpantes, un texte qui se dresse tel un mur.
Plonger dans un Marie-Claire Blais, c’est vivre une aventure déstabilisante, basculer dans un monde complexe, affronter des horreurs, des folies dans une société qui se désagrège.
Marie-Claire Blais est de cette race d’écrivains qui demande à son lecteur de risquer son entendement et sa compréhension pour explorer un univers de violence et de colère, d’exploitations et d’obsessions meurtrières. Elle appréhende le monde dans toute son horreur et peut-être s’accorde l’espoir aussi que tout peut changer malgré les atrocités.
«Le jeune homme sans avenir» de Marie-Claire Blais est paru chez Boréal Éditeur.
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/marie-claire-blais-459.html
Yvon Paré
Journaliste, écrivain et essayiste, Yvon Paré a publié une douzaine d’ouvrages, un essai, des romans, de la poésie et des récits. Signalons Les plus belles années, Le Réflexe d’Adam, Les Oiseaux de glace et Le souffleur de mots. Les récits de voyage Un été en Provence, Le tour du lac en 21 jours et Le Bonheur est dans le Fjord ont été écrits en collaboration avec Danielle Dubé.
Lecteur attentif, il a rédigé de nombreux articles portant sur les œuvres des écrivains du Québec dans Le Quotidien et Progrès-Dimanche où il œuvré comme journaliste. Il collabore à Lettres québécoises depuis une quinzaine d’années en plus d’être l’auteur d’un blogue fort fréquenté.
Le voyage d’Ulysse, un roman où il suit les traces du célèbre personnage d’Homère, en l’invitant au Lac-Saint-Jean et en inventant un monde possible et imaginaire. Il a remporté le prix Ringuet du roman de l’Académie des lettres du Québec avec ce roman en 2013 en plus du prix fiction du Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Son dernier ouvrage, L’enfant qui ne voulait plus dormir, un carnet fort louangé, explore les chemins de la création.
On peut retrouver l’ensemble de ses chroniques sur http://yvonpare.blogspot.com/.
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