"Cela veut dire que tu peux utiliser le pouvoir du sang. Mais rappelle-toi que (...) ce n'est pas un pouvoir amusant. Il n'a que deux finalités : contrôler et détruire".

Par Christophe
Je ne vais pas bouder mon plaisir et vous parler d'un roman jeunesse qui m'a captivé et dont j'ai adoré l'univers. Comme quoi, tout arrive. Je ne suis pas le premier, d'ailleurs, à tomber sous le charme de cette série naissante qui nous plonge dans un contexte tout à fait original et composite. C'est rythmé, intrigant, cela promet des péripéties et des rebondissements dans le(s) tome(s) suivant(s) et cela laisse le lecteur dans une inconfortable incertitude qui nourrit l'impatience de découvrir la suite. "Le sang jamais n'oublie" est le titre du premier tome des "Mystères de Larispem" (en grand format chez Gallimard Jeunesse), une série signée Lucie Pierrat-Pajot qui marie le steampunk, l'uchronie et la fantasy pour un bonheur de lecture. Un premier roman très réussi et plein de verve. Et l'occasion, pour beaucoup, de découvrir un étrange et merveilleux langage, une forme d'argot qui reste utilisé, mais sans doute bien moins qu'à la grande époque des Halles et des abattoirs de la Villette : le louchébem.

Voilà un peu plus d'un quart de siècle que Larispem s'est érigée en cité-Etat, sous la direction d'un triumvirat soutenu par une caste dominante assez surprenante : les bouchers. Au début des années 1870, ces professionnels de la viande ont fait basculer la Commune en une seconde révolution qui a vu le destin de la ville basculer vers l'indépendance.
Sous la houlette de la citoyenne-Présidente Michelle Lancien, s'est instauré un pouvoir fort où les bouchers demeurent, en cette année 1899, le haut du panier. Une classe enviée, à laquelle on se destine lorsqu'on est ambitieux mais dans laquelle il n'est pas facile d'entrer si on n'a pas les compétences... ou les appuis suffisants.
Carmine et Liberté sont les deux meilleures amies du monde. Les deux jeunes filles n'ont pourtant pas tout à fait les mêmes perspectives, puisque la première a déjà trouvé sa place dans une boucherie, alors que l'autre ambitionne plutôt un poste technique et n'est encore qu'une stagiaire, occupant une position précaire dans la société.
Ce n'est pas la seule différence entre elle : Carmine porte la tenue des bouchers et les couteaux à la ceinture et sa peau noire fait forte impression sur qui la croise dans les rues de Larispem ; Liberté, pour sa part, est imperméable aux modes et continue à se vêtir comme avant la seconde révolution, avec des robes bien peu pratiques et conserve un côté un peu "rétro".
Mais la jeune fille, dont la famille vit loin de Larispem, compense ses particularités par de véritables talents pour la mécanique. Reste à trouver l'opportunité qui lui permettra de montrer l'étendue de ses compétences et de trouver un poste à la hauteur de ses ambitions, comme Carmine est en passe de le faire dans le monde très fermé (et très masculin) des bouchers.
Alors que de grandes fêtes se préparent, occasion de célébrer le changement de siècle mais aussi pour la citoyenne-Présidente de réaffirmer la vigueur du pouvoir en place, certains événements viennent pourtant ternir l'ambiance... Des sabotages se multiplient dans la cité-Etat, revendiqué par un mystérieux groupe baptisé "les Frères de sang".
Carmine et Liberté ont été témoins de certains de ces actes et cela n'a pas manqué de révolter la jeune bouchère, élevée par un père qui a soutenu la seconde révolution de toutes ses forces. Pas de doute, derrière les Frères de Sang se cachent les aristocrates revanchards qui veulent voir chuter Larispem et restaurer l'ancien régime...
Dans le même temps, Nathanaël espère que son avenir va s'éclaircir. Il vit dans un orphelinat de Larispem où il s'ennuie, mais, dans moins d'un mois, doit se tenir la manifestation la plus importante de sa vie : la foire aux orphelins. L'occasion de se faire remarquer et de quitter enfin cet endroit sinistre pour voler de ses propres ailes.
A vrai dire, Nathanaël n'a pas vraiment d'idée sur ce qu'il veut faire, mais le plus important à ses yeux, c'est de sortir de là, coûte que coûte. Problème : puni pour son manque d'assiduité à un cours, il se voit interdit de participer à l'événement qu'il attendait tant. Furieux, l'adolescent maudit son professeur, comme on le fait quand on est en colère.
Sans imaginer que son souhait puisse se réaliser, ni que ces événements l'entraînent dans une étrange aventure dont il se serait bien passé... Et pourtant, le garçon plutôt effacé et discret va découvrir que son destin est bien plus complexe que ne le laissait présager sa situation d'orphelin. Mais qui est vraiment Nathanaël ?
On en reste là de ce résumé pour prendre un peu de recul et vous laisser découvrir l'intrigue. On voit tout de même dans ce que j'ai dit apparaître la dimension uchronique, puisque la Commune n'a pas été écrasée par les troupes versaillaises, mais a su se constituer en Etat. Pour la dimension steampunk, on peut se référer, en attendant plus, à la couverture de Donatien Mary.
Enfin, la dimension fantasy... Forcément, c'est la plus délicate à évoquer, puisqu'elle n'est pas liée au contexte du roman, mais bien à l'intrigue. Allez, je prononce le mot, il y a de la magie dans l'air, voilà. Et aussi, mais ça, on le comprend avec le titre de ce premier tome, un lien avec le sang qui n'est pas sans rappeler certaines thématiques développées par Régis Goddyn dans "le Sang des 7 Rois".
Le mélange peut sembler audacieux, il l'est, mais il est très cohérent, aucune de ces facettes ne marchant sur les plates-bandes de l'autre : l'uchronie et le steampunk (comme l'avait fait, par exemple, Johan Héliot dans le premier volet de sa trilogie de la Lune) se combinent très bien pour offrir au lecteur un univers captivant, riche et n'ayant pas encore livré tous ses secrets.
La magie, elle, vient pimenter l'intrigue et poser bien des questions. C'est d'ailleurs ce qu'on retiendra de ce premier volet : les développements de l'intrigue débouchent sur bien des énigmes et bien des interrogations, garants d'une suite qu'on attend déjà avec impatience. Mais, chut, ne nous étendons pas là-dessus, ce sera à vous de lever le voile...
On peut tout de même dire que ces questions touchent en grande partie les trois personnages centraux. Au premier chef, Nathanaël, je ne vais pas y revenir, je l'ai évoqué plus haut. Clairement, le garçon est au coeur du mystère, dont il semble être lui-même un des engrenages, à sa grande surprise. Mais, ni lui ni le lecteur ne possède encore les clés pour appréhender son rôle exact, ou comment il réagira.
Pour Carmine et Liberté, c'est un peu plus diffus, mais certains éléments vont apparaître qui laissent penser qu'il y a là aussi matière à révélations. On croit deviner certaines choses, mais ce qui sera intéressant, ce sera de voir ce que ces nouvelles auront comme conséquences sur la relations entre les deux jeunes filles.
Bref, l'enjeu majeur, ce sera la connexion de ces trois personnages dans les prochains tomes, et les positions qui seront les leurs dans un contexte qui va se compliquer. En effet, les autres interrogations que l'on peut justement nourrir concernent les forces en présence, la cité-Etat de Larispem, d'un côté, les Frères de sang, de l'autre. En clair : où se situent le bien et le mal ?
On est bien en peine de le dire, à ce point de la série. Mais, force est de reconnaître qu'on se doit d'être méfiant vis-à-vis de l'une comme des autres, car transparaissent surtout des côtés assez inquiétants chez chacun... Et l'on imagine bien que la lutte qui s'annonce, et à laquelle seront forcément mêlés, malgré eux, Carmine, Liberté et Nathanaël, sera explosive...
J'ai évoqué les styles majeurs de cette série, ceux qui se dégagent immédiatement et placent "les Mystères de Larispem" au rayon des littératures de l'imaginaire. Il ne faudrait pas oublier une référence forte : celle du roman-feuilleton. Eh oui, "les Mystères de Larispem", c'est évidemment un clin d'oeil appuyé à l'oeuvre d'Eugène Sue, "les Mystères de Paris".
De nos jours, les feuilletonistes ne pissent plus la copie (pardon pour l'expression) pour remplir des colonnes de journaux, mais ils publient des trilogies, des séries, des cycles, fidèles à cet esprit de la littérature populaire du XIXe siècle. Et, pour ajouter à cette référence, il faut signaler les illustrations intérieures de Donatien Marty, qui ornent les têtes de chapitre, de très belle façon.
Ah, reste un personnage que j'ai volontairement laissé de côté jusqu'à présent, c'est Larispem. Enfin, c'est un peu plus compliqué que cela. Peut-être vous demandez-vous pourquoi cette cité-Etat s'appelle ainsi, alors qu'on évoque la Commune, épisode historique qui concerne Paris ? Explication d'un élément fort de cette série.
La réponse, c'est... le Louchébem. Mais quelle est cette drôle de bête, êtes-vous sans doute nombreux à vous demander ? C'est une forme d'argot, apparue au XIXe siècle aux abattoirs de la Villette. C'est le jargon des bouchers qui leur permettait de parler sans être compris des oreilles indiscrètes. Et cela demande une gymnastique de l'esprit qui n'est pas si simple...
En louchébem, tous les mots commencent par un l. Si le mot originel commence par une voyelle, le l vient se placer devant ; s'il commence par une consonne, le l la remplace, et l'ancienne initiale est repoussée à la fin du radical. Puis, on ajoute un préfixe argotique, par exemple, -em, -ji, -oc ou uche... Démonstration, avec le mot louchébem lui-même :
On voit le suffixe -em, le l initial qui est donc la marque de cet argot. Retirons-les, il nous reste "ouchéb". La consonne finale est renvoyée à sa place première, en tête du mot pour donner... un boucher, eh oui, forcément, puisque c'est leur langage (avec la particularité que le r muet a disparu, mais bon, ne compliquons pas tout !).
Voilà, donc, notre boucher devenu louchébem. Et Larispem, alors ? Même démarche : retirons le suffixe -em et l'initiale L. Reste "arisp". La consonne finale redevient initiale et l'on retrouve notre bonne vieille capitale, Paris. Oui, Larispem, c'est Paris en louchébem, cette langue étrange et farfelue que vous avez pu croisez dans "les exercices de style", de Raymond Queneau, par exemple.
Sans oublier certaines expressions qui sont entrées dans notre langage : eh oui, lorsque vous trouvez qu'une situation est loufoque, que vous traitez quelqu'un de locdu ou que vous vous éclipsez d'un endroit en loucedé, vous parler louchébem sans le savoir, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose...
Le louchébem, il est bien présent dans "Les Mystères de Larispem" et pas juste dans le titre de la série. Il émaille certains des dialogues, forcément, puisque les bouchers sont très présents, mais, rassurez-vous, ce n'est pas du chinois ou du javanais (autre forme d'argot, tiens...), juste un jargon qu'on finit par décrypter assez aisément (il n'y en a pas des paragraphes entiers non plus, hein !).
Mais, cela donne une dimension très spéciale à cette série, avec un affrontement qui est aussi une lutte culturelle en plus d'être sociale, où les niveaux de langage tiennent une place essentielle pour affirmer sa position. Bref, l'usage de ce patrimoine linguistique n'est pas juste un gadget, c'est vraiment un ingrédient de cette série pleine de surprises et très captivante.
Voilà un premier tome très prometteur, qui laisse le lecteur frustré de ne pas pouvoir poursuivre immédiatement l'aventure. Il va falloir encore patienter un peu avant de retrouver Carmine, Liberté et Nathanaël, mais cette série semble avoir conquis un public assez nombreux. Il faudra à Lucie Pierrat-Pajot se montrer à la hauteur.
Lombé louragequem à elle, ai-je envie de dire ! Hé, hé...