Auteur de séries comme « Isaac le Pirate » et « Quai d’Orsay », Christophe Blain est l’un des auteurs de BD les plus doués de sa génération. Ce qui est remarquable chez lui, c’est qu’il combine une manière unique de raconter des histoires avec un style de dessin virtuose et débordant d’énergie. Pas étonnant, du coup, qu’il soit l’un des rares auteurs à avoir remporté deux fois le prix du meilleur album au Festival d’Angoulême, d’abord en 2002 puis en 2013. Dans la série « Gus », il s’offre le luxe de réinventer le western, en mélangeant de manière jubilatoire aventure et comédie sentimentale. Après 8 ans d’absence, ses personnages de western sont enfin de retour dans « Happy Clem », le 4ème tome des aventures de Gus.
Pourquoi avoir attendu 8 ans pour sortir un nouveau Gus?
Tout simplement parce qu’il y a eu d’autres projets et parce qu’il y a eu la vie. Mais je n’ai jamais abandonné le personnage. Mon problème, c’est que je me retrouve avec des séries comme Isaac le Pirate ou comme Gus, alors qu’au départ, je ne les avais pas conçues comme des séries. Ce sont des personnages que je vois se développer sous mes yeux, un peu comme une sorte de digression. La toute première histoire de Gus devait simplement être un test sans grande envergure pour un magazine mais tout de suite, je me suis senti bien dans cet univers. Il fallait donc que je continue.
Qu’est-ce qui vous a séduit dans cet univers?
En réalité, cela faisait très longtemps que je voulais raconter du western. Le western, c’est chez moi, c’est ma chambre d’enfant. J’ai une très grande intimité avec le western, avec qui j’ai vécu mes premières fascinations. Pendant longtemps, j’étais d’ailleurs tellement fasciné que je n’arrivais pas à raconter de western. Et puis finalement, je me suis rendu compte qu’il était possible de raconter des histoires sentimentales ou des histoires d’amitié dans un décor de western. J’ai vu que ça fonctionnait. Et aujourd’hui, je m’y sens très à l’aise.
Vos westerns sont à mille lieues des westerns américains classiques. Vos albums sont-ils parus aux Etats-Unis? Qu’est-ce qu’ils en pensent de l’autre côté de l’Atlantique?
Les deux premiers tomes de Gus ont été traduits et sont parus aux éditions First Second, qui est un label de bande dessinée très dynamique à New York. A l’époque, la série a d’ailleurs été développée simultanément pour Dargaud et pour cet éditeur, qui avait les droits pour le marché anglo-saxon. Pour moi, c’était très marrant de faire un western et d’être payé en dollars! Commercialement, ça a été un échec total, mais j’ai quand même remporté quelques prix là-bas, notamment le prix du meilleur album étranger à San Diego. On m’a dit que la BD avait été très appréciée dans le milieu professionnel américain. Même s’il y a peu d’Américains qui ont lu les deux premiers tomes de Gus, il y en a quelques-uns que ça a fait beaucoup rire.
Dans Gus, vos personnages ont un rapport compliqué à l’argent. Soit ils en ont trop, soit ils n’en ont pas assez, mais une chose est sûre: ils n’arrivent jamais à bien le gérer. C’est un thème qui vous intéresse particulièrement?
Je trouve très intéressant que mes personnages aient des problèmes concrets avec l’argent. Je parle de l’argent qui circule dans le couple, par exemple, même si c’est probablement un peu anachronique. Je décris des femmes qui sont très indépendantes et qui gèrent bien leur argent. Ava, la femme de Clem, est une romancière qui gagne bien sa vie et qui s’en tire très bien financièrement. Par contre, elle a du mal avec la création, parce que c’est difficile d’être une artiste.
Ava, c’est un peu vous?
Oui, j’ai mis beaucoup de moi dans Ava. Ce qui ne m’empêche pas de la voir également comme une personne extérieure. J’aime beaucoup cette femme, je la désire même. Je prends un grand plaisir à créer des personnages féminins qui aient le plus d’existence possible. Cela dit, je ressens tout autant d’amour pour mes personnages masculins. Ma relation avec mes personnages est plus qu’une relation amicale. C’est une relation très intime. Je les adore, même si je ne suis pas toujours tendre avec aux. Des fois aussi, ils m’énervent.
Est-ce qu’il y a des personnages que vous préférez à d’autres ? On sent que vous aimez beaucoup Clem, par exemple.
Ce n’est pas une question de préférence. Si je suis très attaché à Clem, c’est parce qu’il a des problèmes dont j’ai envie de parler. Il vit en couple, il a un enfant, ce qui n’est pas le cas de Gus. Cela dit, Clem n’est pas tout à fait moi non plus, parce qu’il a une fille alors que moi j’ai un garçon. Du coup, ça me pousse à devoir inventer, et surtout à beaucoup observer, pour savoir comment faire vivre une petite fille alors que je suis assez éloigné de ce qu’est une petite fille. D’autant plus que j’ai été élevé avec un frère.
Puisque vous en parlez, la fille de Clem et d’Ava est assez inquiétante dans l’album…
Elle est inquiétante, mais en même temps elle est touchante. Et puis, elle se démerde. C’est ce qui me rend assez optimiste pour elle. On a l’impression qu’elle comprend beaucoup mieux les choses que ses parents.
Comment est-ce que vous travaillez? Vos scénarios sont-ils très écrits à l’avance ou est-ce que vous ajoutez des rebondissements au fur et à mesure?
Mes story-boards sont très écrits à l’avance, même si bien sûr il peut m’arriver de modifier certaines petites choses. Je commence toujours par noter des idées dans un carnet et puis je les laisse mûrir, tout en continuant à travailler sur d’autres projets. Pendant ce temps-là, on peut presque dire que ces histoires se construisent toutes seules. Souvent d’ailleurs, quand je commence à écrire, je vois des gens se parler. C’est pour cette raison que je pars essentiellement des dialogues. Je laisse discuter les personnages et à un moment donné, je prends un crayon de couleur et j’entoure les phrases qui me semblent intéressantes. J’accorde aussi une grande importance au rythme des dialogues. C’est un point qui est essentiel pour moi, car chaque personnage a sa propre façon de parler. Je travaille beaucoup les dialogues et les textes off. Chaque page, chaque strip doit raconter une petite histoire. J’essaie aussi de faire en sorte que chaque séquence se termine sur une page de gauche. Comme ça, quand le lecteur passe à la page de droite, soit il est surpris soit il passe à autre chose. C’est un effet de « cut », comme au cinéma. J’adore jouer là-dessus.
En tant que lecteur, on a pourtant l’impression que vous laissez une grande part à l’improvisation…
Non, pas du tout! Ce qui se retrouve dans mes albums correspond à 95% au story-board que j’ai préparé à l’avance. Tout est très travaillé, que ce soient les flash-backs, les aller-retours ou les digressions. Un effet de surprise, ça se travaille très longtemps à l’avance. En tant que scénariste, on doit savoir exactement où on veut aller mais on doit aussi prendre garde d’effacer ses pas. Le grand test que je fais souvent, et qui m’amuse beaucoup, c’est de poser la question à mes lecteurs. Je leur montre le story-board et je leur demande quelle sera la suite de l’histoire. Ce qui est génial, c’est qu’ils ne devinent jamais!
Qu’est-ce que vous aviez envie de raconter dans cet album?
Un des grands thèmes que je voulais aborder, c’est la difficulté qu’éprouve Clem à élever sa fille et à vivre avec sa femme. Il essaie de se poser, mais il ne peut pas s’empêcher de retourner à ses activités criminelles. Il y revient de manière tordue, en se muant en une sorte d’artiste du crime. C’est pour ça qu’il se déguise en magicien pour braquer des banques, ce qui est quand même très curieux. Je voulais développer aussi le rapport entre les parents et les enfants, en parlant de la vision qu’ont les enfants des adultes et vice versa. Dans cet album comme dans tous mes autres albums, j’accorde une grande place à l’intuition. C’est un thème qui m’intéresse beaucoup. Cela me frappe d’ailleurs de m’apercevoir que lorsque vous écrivez quelque chose en vous basant sur votre intuition, vous constatez parfois plusieurs mois ou plusieurs années plus tard que ce que vous aviez écrit se produit réellement, que ce soit de manière directe ou indirecte. C’est fascinant. Et ça vous pousse à faire confiance à votre intuition, surtout si elle vous amène des éléments excitants en termes de narration. En même temps, l’intuition est volatile. Parfois vous l’entendez et parfois elle vous échappe. Il ne faut donc pas l’enfermer, mais la laisser vivre avec ce qu’elle contient comme part de mystère.
Et le tome 5 de Gus, il est pour quand? Est-ce que vos lecteurs vont encore devoir faire preuve de patience?
Oui, un peu. Pour l’instant, je travaille sur une nouvelle histoire d’Isaac le Pirate, qui sera séparée en deux tomes mais que je vais dessiner d’un seul tenant. J’espère sortir le premier tome à la fin de cette année et puis très rapidement mettre en chantier le second. Ensuite seulement, je m’attaquerai au cinquième tome de Gus, dont j’ai déjà toute l’histoire dans ma tête. Je peux déjà dire que ça va parler d’engagement, d’un groupe de marxistes qui arrive dans l’Ouest, de Gus qui fait une dépression terrifiante, de peine de mort et bien sûr des éventuelles retrouvailles entre Gus, Clem et Gratt, les 3 personnages principaux de la série. J’ai très hâte de le faire, mais malheureusement je n’ai qu’un seul cerveau et je n’ai que deux mains.