Natures mortes (Zidrou – Oriol – Editions Dargaud)
Qui se souvient de Vidal Balaguer? Personne, ou presque. A la fin du XIXè siècle, ce jeune peintre catalan, au caractère ombrageux, est pourtant l’un des artistes les plus prometteurs de Barcelone. Avec d’autres peintres bohèmes issus de l’école des beaux-arts, Balaguer constitue à l’époque l’un des piliers du fameux cabaret-galerie Els Quatre Gats. Mais en 1899, il disparaît mystérieusement à la veille de Noël, en laissant derrière lui seulement 11 de ses tableaux. On suppose qu’il a détruit les autres, même si leur disparition reste elle aussi un mystère. Aujourd’hui encore, on ne sait pas ce qu’est devenu Balaguer. Le jeune peintre a-t-il pris la fuite en changeant d’identité? S’est-il suicidé sans laisser de trace? Une chose est sûre: Vidal Balaguer avait de bonnes raisons de vouloir en finir avec la vie. Il était criblé de dettes depuis que son père lui avait coupé les vivres, et était soupçonné par la police d’avoir joué un rôle prépondérant dans la disparition quelques mois plus tôt de Mar Noguera Monzo, qui était à la fois sa maîtresse et sa muse. C’est cette jeune femme extrêmement désirable qui avait servi de modèle à Balaguer pour « La mujer del manton », son tableau le plus célèbre. Sur cette toile troublante et touchante, Mar est assise nue sur une chaise, en train de lire « Crime et Châtiment » de Dostoïevski, avec simplement un châle espagnol finement brodé (un manton) qui lui couvre les épaules. La vente de ce portrait de Mar aurait pu éviter bien des ennuis à Vidal Balaguer. Agusti Puig, un riche collectionneur, était en effet prêt à mettre le prix pour s’offrir le tableau. Mais pas question pour Balaguer de vendre à un inconnu cette preuve de l’amour absolu qui l’unissait à Mar. Ce qui intrigue surtout la police, c’est que Vidal est la dernière personne à avoir croisé Mar avant sa disparition. Il est d’ailleurs aussi le dernier à avoir vu le cadavre d’une vieille femme dont il a exécuté le portrait mortuaire. Et si le jeune peintre cachait un secret inavouable?
Zidrou est décidément un formidable raconteur d’histoires! Cela devient presque lassant de le répéter à chaque fois qu’il sort un nouvel album, mais il faut se rendre à l’évidence: depuis quelques années, l’auteur belge est au sommet de son art. La lecture de « Natures mortes », qui est l’une des toutes bonnes surprises de ce début d’année 2017, le confirme une nouvelle fois de manière éclatante. Une des principales forces de Zidrou est de toujours surgir là où on ne l’attend pas. Dans « Natures mortes », il embarque ainsi le lecteur dans un récit fantastique rempli de faux-semblants, en prenant un malin plaisir à brouiller les pistes. Vidal Balaguer a-t-il réellement existé? Même après avoir refermé l’album, qui se termine pourtant par deux pages d’explication signées par Roser Domenech, professeur d’histoire de l’art à l’Université autonome de Barcelone, on n’est toujours pas certain de la réponse à cette question. D’autant plus que Zidrou lui-même jette le trouble dans notre esprit avec une fausse page Wikipédia consacrée à Balaguer. Mais finalement, cela n’a que peu d’importance de savoir s’il s’agit d’un personnage réel ou non. Car ce qui est certain, c’est que le plaisir de lecture est, lui, extrêmement réel! Une autre des grandes forces de Zidrou, qui habite en Espagne, est d’avoir une sorte de sixième sens pour dénicher des dessinateurs espagnols extrêmement doués. Et on peut dire qu’il a tapé dans le mille avec Oriol, qui avait déjà collaboré avec lui sur deux autres albums (« La peau de l’ours » et « Les 3 fruits »). Dans « Natures mortes », le dessinateur espagnol nous émerveille à chaque page, et multiplie les cases et les toiles de toute beauté, pleines de lumière et de couleurs. Et si le véritable génie, c’était Oriol plutôt que Balaguer?