Isabelle et l’abeille, un texte de Pierre Raphael Pelletier…

Par Chatquilouche @chatquilouche

— Pa, tu peux bien pas dormir ! tranche ma fille à qui je viens de lire ce que j’ai écrit cette nuit. Pa, tu déparles, t’oublies toutes sortes de choses. Pis à part ça, tu vis comme un cactus. T’es toujours tout seul dans ton coin. Ça nous inquiète, nous autres, tes enfants. Tu nous as pas oubliés, j’espère. Aux dernières nouvelles, on est trois.
— Chère Isabelle de mon cœur. Pars pas en peur !
— Pa, c’est pas la première fois qu’on t’en parle. Pis Seigneur, regarde où tu vis ! C’est petit, c’est déprimant. Pis tes murs. Y sont délavés. Ton plancher fait du bruit, les tuiles dans la salle de bain décollent, les robinets coulent, t’as presque pas d’armoires, tout traîne sur les comptoirs.
— Oui, oui, Isabelle. Je l’sais. Je l’sais… Mais c’est très propre chez moi. J’endurerais jamais que ce soit sale.
— Pa, peux-tu t’imaginer ça ? Ce serait épouvantable. Ça t’aide pas de vivre comme ça. J’t’en prie. Penses-y.
— Calme-toi, ma fille. Je suis heureux ici. C’est pas loin du centre-ville. Jules est à 10 minutes. Les cafés autour sont parfaits.
— J’ai peut-être été trop sévère, mais c’est pas pour te blesser que je te dis ça.
— J’te fais un café ?
— Tu le sais ! J’bois pas de café ! Pis en plus, j’ai pas le temps. Natasha m’attend à l’école. Je lui ai promis qu’on irait magasiner.
— Pif de bœuf ! En deux minutes t’arrives, pis tu pars.
— Pa ! J’ai pas plus de temps que ça.
En espérant qu’elle change d’idée, je reviens à la charge.
— Vraiment, tu peux pas rester deux minutes de plus ?
Mais Isabelle est déjà dans le cadre de la porte.
— Pa, je vais être en retard, me dit-elle en commençant sérieusement à s’impatienter. Pa, j’te l’promets, j’te rappelle bientôt !
— J’t’aime ma p’tite fille.
— Oui, oui, Pa. Moi aussi, me dit Isabelle qui, comme moi, a peine à exprimer pareil sentiment.

L’abeille

Une abeille se pose sur mes doigts. Je la repousse d’un vigoureux revers de la main. Et nonchalamment je retourne à la lecture du roman d’Hemingway, Paris est une fête (A Moveable Feast), dans lequel il nous raconte ses jeunes années d’écrivain à Paris. Je lis encore un autre chapitre avant d’abandonner ma lecture. Comme je m’apprête à partir de la terrasse du Café l’Étoile Verte en terminant mon américano froid d’une dernière gorgée, je remarque sous la table la pauvre abeille qui se démène désespérément pour reprendre son vol. En vain, car de ma main je lui ai brisé les ailes. Normalement un geste aussi insignifiant ne devrait pas me déranger. Et j’entends mes amis me dire que j’ai tort de m’en faire avec de telles vétilles. Mais là, bizarrement, la chose ne me laisse pas indifférent. Je vois dans mon geste la même insouciance que je constate ailleurs quand on asperge à outrance les fleurs que l’abeille butine d’herbicides et de pesticides qui, ajoutés entre autres à la dégradation de leur habitat naturel, à la pollution et aux parasites, contribuent à la perte, dangereusement à la hausse, des colonies d’abeilles.
Les experts nous disent que des cent espèces végétales qui fournissent 90 % de la nourriture dans le monde, plus de 70 sont fécondées par les abeilles. Cela devrait nous faire mal tout autant quand on détruit les plantes sauvages le long des routes, en ville ou autour, par des épandages de poisons très nuisibles non seulement pour les humains, mais pour les grenouilles, les crapauds, les couleuvres et autres bestioles invisibles à l’œil nu.
Le tout dépend du petit et l’infiniment petit dépend de l’équilibre fragile du tout dans la vie de nos écosystèmes si essentiels à notre survie comme espèce.

(Extraits de : Pierre Raphaël Pelletier, Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés, Éditions David, 2012.)

L’auteur

À la fois poète, romancier, essayiste et artiste visuel,Pierre Raphaël Pelletier a publié une vingtaine de livres touchant différents genres et réalisé plus d’une trentaine d’expositions (solos ou en groupe) de sculptures, de peintures ou de dessins. Il s’est aussi fait connaître par son implication dans un éventail d’organismes artistiques et culturels de la Francophonie canadienne comme l’Association des auteures et auteurs de l’Ontario français, dont il est l’un des membres fondateurs.

Vers la fin des années 1970, Pierre Raphaël, après une maîtrise en philosophie, tient diverses chroniques sur les arts visuels à la radio de Radio-Canada et pour le journal Le Droit. Entre 1977 et 1982, il est responsable des secteurs de l’animation culturelle et du Centre des femmes et Étudiant-e-s étrangers-ères de l’Université d’Ottawa. C’est à partir de cette époque qu’il réalise plusieurs études et recherches sur la situation des arts et de la culture en Ontario, notamment Étude sur les arts visuels en Ontario français (1976) et Étude des centres culturels en Ontario (1979). Jusqu’à la fin des années 1990, il aura aussi écrit des articles parus dans des revues, comme Le Sabord, Éducation et francophonie et Liaison.

Parmi ses publications, notons le recueil de poésie L’œil de la lumière(L’Interligne, 2007) pour lequel il remporte, en 2008, le Prix Trillium, le roman Il faut crier l’injure (Le Nordir, 1998), qui lui permet de gagner le Prix Christine-Dumitriu-Van-Saanen et le Prix du livre d’Ottawa-Carleton en 1999. Il est également l’auteur du récit Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés (David, 2012) et de l’essai Pour une culture de l’injure (Le Nordir, 1999) écrit en collaboration avec Herménégilde Chiasson. (Éd. David)

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)

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