Il est de ces êtres qui doutent et ne tiennent rien pour acquis. Scepticisme qu’il affiche sur les murs de la ville sous forme de tags et de graffs. Il nargue le chaland en fumant un joint sur la place publique. À deux heures du matin, on l’accompagne dans les bars douteux du quartier qu’il habite. La liberté insolente qu’il prône se tisse d’audaces rimbaldiennes, la beauté de ses écrits poétiques nous éloignant du conformisme de notre existence. On parle du roman de Gabriel Marcoux-Chabot, Tas-d’roches.
Le moins qu’on puisse dire, écrire serait plus juste, c’est que ce roman sort de tous les sentiers battus qu’on a fréquentés dans notre vie de lectrice assidue. Peut-on parler d’un chœur polyphonique du vocabulaire sans risquer quelque invraisemblance, d’un amour immodéré pour les mots — à ce niveau d’excellence, les qualificatifs n’ont rien d’outrancier —, l’auteur ayant pris la liberté de narrer une histoire gigantesque en plusieurs langues, superposées les unes aux autres, harmonisant parfaitement le récit. Avant de mentionner les effets démultipliés agençant la structure surprenante de ce même récit, on informe le lecteur de la teneur de cette fiction déconcertante. Dans un village québécois, Saint-Nérée, comté de Bellechasse, un enfant chilien a été adopté par un couple qui ne peut assurer sa descendance. Le garçon est de peau sombre, de cheveux noirs, prénommé incongrument par sa mère, Joselito, plus tard, par un ami, Tasderoches. Parce que distinct de corpulence et de raisonnement, moult ennuis l’attendent dès son entrée à l’école, puis à l’adolescence. Mais ce jeune homme, dans une existence éperonnée de jouissances vertueuses, semble avoir été un chevalier errant, dont les péripéties nous sont narrées en français du XIIe siècle. Dans la vie contemporaine, Tasderoches est un insatisfait à la recherche de sensations intenses. Celles que procurent l’alcool, la ripaille. Le sexe. Années extravagantes pendant lesquelles nous serons confrontés à un homme rabelaisien, gargantuesque. À ses désirs de courses de démolition, comme pour assouvir des pulsions longtemps refoulées, le monde autour de lui se révélant trop exigu. Dans cet espace étriqué habitent son pire ennemi, Loupgarou, mais aussi des gens bienveillants comme ses parents, ses parrain et marraine, son ami Pierre-Alexandre, dit Elmout. Enfin, sa blonde Isabelle, une Acadienne rencontrée, comme il se doit, durant les beuveries d’une nuit débauchée.
Que se passe-t-il de rationnel dans cette histoire ? Pas grand-chose. Nous nous laissons bercer par la vie journalière d’individus plus grands que nature. Dépeindre Clarisse, la mère de Tasderoches, son père Léopold, ses parrain et marraine, son ami Elmout, s’avère présomptueux. L’enthousiasme et la fougue, l’ironie tendre de l’écrivain ne transparaitraient pas sous l’écriture neutre de la fadeur de nos portraits. Bien qu’on aimât peu les comparaisons, pas mieux que les citations, dépeignons-nous Rabelais, Joyce, Chrétien de Troyes ? Nous les lisons, éblouis, nous refermons l’œuvre. Comment décrire les séquences sexuelles entre Tasderoches et Isabelle, les mots nous manqueraient, trop pingres pour légitimer une telle passion de cœur inassouvi, de chair grassement avenante.
Il y a aussi les langues qui surdimensionnent la narration et les dialogues. Bien sûr, on ne peut que s’enchanter d’une telle diversité linguistique. Français moderne, français des siècles passés, si présent dans le langage québécois. Le chiac et la langue innue, on ne les connait pas, on a écouté leur sonorité, comme une musique qui nous serait parvenue d’un instrument ancien, la viole, réhabilitée par l’écrivain Pascal Quignard. Mise en page déroutante, qu’il suffit de discipliner pour aborder l’histoire quasi démentielle de ce géant et de ses acolytes. Mais pendant qu’on théorise sur une structure périlleuse, telles les voltiges aériennes d’un trapéziste, qu’est devenu Tasderoches ? Il a racheté la maison de ses parents à Saint-Nérée, l’a mise sens dessus dessous. Cependant, il boit trop de bière, entend des voix assourdissantes, il n’est bien qu’au bord de sa rivière, à poétiser, en compagnie d’Isabelle. On comprend aussi que les années passant, la monotonie s’installe jusque dans l’existence de ces deux-là, le sexe et la parole se réduisant à des interférences mentales, à des indispositions physiques que Tasderoches accepte difficilement. Plus il boit, plus les voix se manifestent sous la forme d’un triptyque langagier exubérant, s’alliant aux événements qui iront de mal en pis. Tasderoches, se fiant à l’honnêteté amoureuse d’Isabelle, celle-ci occupée au noble métier d’ébéniste, ne la soupçonnera pas de quelque infidélité. Lasse des élucubrations de son amant, elle regardera vers un ailleurs fait d’os et de chair. Délire assassin de Tasderoches quand il découvrira une certaine vérité, le pire possédant sa part de mensonges. La fin du roman est sublime, on ne la décryptera pas, gardant pour soi le secret de cet étonnant retour à la vie.
Tas-d’roches, Gabriel Marcoux-Chabot
Éditions Druide, Montréal, 2015, 516 pages
Notes bibliographiques
Au début de 2012, elle publiait Des trains qu’on rate aux éditions numériques Le Chat Qui Louche. En 2007, elle a créé un blogue surtout consacré à la littérature québécoise, Ma page littéraire : (http://dominiqueblondeaumapagelitteraire.blogspot.com/)