Les derniers jours de Magoulla, un texte de Chantale Potvin…

Par Chatquilouche @chatquilouche

Il sera souhaitable de ne pas sortir, car votre corps serait mis en danger par des émanations venant de l’extérieur de votre monde.
Extrait de Les Prophéties d’Edgar Cayce

Brueghel

Partout sur la Terre, sur tous les balcons et sous toutes les vérandas, les craquements des berceuses se mélangeaient au léger bruit sourd qui provenait du ciel depuis quelques jours.

Au Congo

Pour sa part, en plus de ses maux de ventre atroces, le Congolais Magoulla se plaignait de la chaleur intense qui l’empêchait de dormir sous sa hutte empuantie. L’étrange musique de fond qui jouait maintenant tout autour de la Terre le laissait totalement indifférent tant la fatigue l’éreintait, car il avait passé plus de douze heures à trimer dur dans les allées de manioc. En farine, en tubercules, en tapioca ou avec du riz, Magoulla détestait profondément cette plante. Le mot, à lui seul, lui donnait la nausée. C’est pourtant ce qui lui permettait de survivre dans ce pays où régnaient cinq reines : la pauvreté, la misère, l’injustice, la faim et la guerre.

Depuis deux ans, il vivait seul, car sa jeune épouse avait été emportée par la fièvre hémorragique de Congo-Crimée. La mort de sa belle Naëvia avait été un film d’horreur de quatre jours auquel il avait assisté sans pouvoir ne rien faire. Les symptômes étaient apparus brutalement, comme un coup de poing.

Quant aux sons qui tombaient du ciel, ils s’intensifiaient de jour en jour. Ni comparable au tonnerre ni au vent, c’était plutôt un bruit tonitruant et indescriptible, semblable à la danse du boyau d’un aspirateur géant qui aurait serpenté sous un lit, gobant ici et là, dans tous les racoins, des cheveux, des poussière. L’air était lourd, écrasant, enfumé, et il était possible d’observer un smog généralisé qui enrobait le globe. Le temps, comme le soleil qui revient après un puissant orage, était le même partout, et les arcs-en-ciel étaient si nombreux que les enfants émerveillés avaient l’impression d’avoir été catapultés dans un livre de conte.

Tous les scientifiques, les spécialistes de l’environnement, les astrophysiciens et les astronomes tentaient d’émettre des hypothèses. La NASA était en alerte et constamment en communication avec les plus grands centres spatiaux du monde. Chacun y allait avec ses certitudes, ses études et ses convictions. Rien n’était arrêté pour l’instant, mais tous convergeaient vers la plus plausible des hypothèses, soit celle du changement de l’axe de rotation de la Terre, qui allait inverser le champ magnétique.

Or, malgré les communiqués de presse traduits dans les 7 000 langues existantes, malgré les journaux qui étalaient les connaissances jaillissant de tous les états du globe, aucun n’avait les mots pour expliquer pourquoi un soleil de plomb éclatait maintenant partout, toutes les heures de l’horloge, même dans le Nord où il aurait dû faire nuit pendant des mois.

Babel et l’hélium

L’accident survint. Il y a d’abord eu une puissante bourrasque aspirante et les humains ont été soulevés comme des ballons au bout d’une ficelle. Les enfants, que des mamans apeurées tentaient de retenir, croyaient à un jeu. Des fermiers s’agrippaient à leur tracteur, des ouvriers s’accrochaient aux bardeaux des toits, des marcheurs tenaient désespérément les poteaux routiers. Ceux qui sortaient pour constater le phénomène s’envolaient immédiatement comme des Mary Poppins sans parapluie. Des millions d’hommes et de femmes bourlinguaient dans l’infini. L’effrayante vision, du point de vue du plancher terrestre, présentait l’image d’une nuée d’insectes fous, qui s’excitent dans la lumière, ou encore de malheureux naufragés tombés d’un navire fantôme volant.

Ceux qui se trouvaient dans leur maison au moment de « l’accident » n’eurent d’autres choix que de se coller, s’écraser et suffoquer aux plafonds ou sous des meubles, pour éviter d’être absorbés par les orifices des fenêtres et des portes, dont les vitres éclataient sous la pression. Les doigts crispés aux rebords des toits, des branches d’arbres ou des boîtes aux lettres, les humains s’électrocutaient, s’assommaient, se blessaient. Tout finissait par s’arracher, se déraciner et casser. Il n’y avait point de salut.

Pendant une douzaine d’heures, les Terriens ont beuglé, hurlé et gémi en flottant, plus ou moins rapidement, au hasard des flots de l’air. On aurait dit que les lois de la physique, devenues anarchiques, ne répondaient plus à l’appel, que les humains étaient maintenant gonflés d’hélium. De la Tunisie en Alaska, de la Jamaïque à la Grande Muraille, c’est comme si on avait bandé les yeux d’un enfant, fait tourner un globe terrestre et posé son doigt sur une destination au hasard pour l’arrêter de tourner. Bravo pour les joueurs dont l’index se posait sur la terre ferme, et non dans ce qui compose les trois quarts du globe : l’eau ! Les cinq océans ont englouti quatre milliards d’humains en trois minutes.

Or, malgré ce chaos, certains ont vécu des moments absolument extraordinaires grâce à cette « héliumite terrestre ». C’est le cas de Magoulla, qui a posé pied à deux mètres de la porte d’entrée du somptueux manoir d’un milliardaire où il était inscrit « SAGAR ». Croyant fermement à un sort jeté par un marabout d’Afrique qui aurait réalisé son souhait le plus fou, il lézardait au bord de sa gigantesque piscine, se prélassait pendant des heures interminables dans son lit à baldaquin, vidait les réfrigérateurs et asséchait les bars, garnis à craquer. Parfois, il chevauchait sur SES terres, monté sur les chevaux les plus racés. Il rigolait de ses grandes dents blanches quand il se rappelait sa vieille jument édentée à qui on devait asséner deux coups de fouet pour la faire clopiner d’un pas. Il n’est pas étonnant d’apprendre que Magoulla ne désirait nullement regagner son village, empuanti par des kilomètres de dalles creusées qui sillonnaient les routes en guise d’égout, pleines à ras bord, de détritus et de merde, jusqu’à ce que la prochaine pluie veuille bien les nettoyer.

Brueghel

La dégénérescence de l’humanité s’est poursuivie jusqu’à son dernier souffle. La Terre s’est lentement dirigée où séjournait Vénus, et Mercure avait déjà littéralement fondu dans le soleil. La grosse Mars s’est installée sur le socle jadis occupé par la Terre, au même endroit, exactement ! Bientôt les bactéries y formeront la vie. Les montagnes, l’eau, les plantes, les animaux, les mouches, les pigeons et les mouettes surgiront d’ici quelques milliards d’années. Tout se passera sur Mars, jusqu’à la nouvelle révolution, lorsque Jupiter viendra à son tour la détrôner.
La vieille Terre ne sera plus qu’un gros raisin sec, brûlé et cicatrisé par son passé. De plus en plus, elle se rapprochera du Soleil pour s’y dissoudre.

Notice biographique

Née à Roberval en 1969, Chantale Potvin enseigne le français de 5esecondaire depuis 1993. Elle a publié cinq romans soit :

-Le génocide culturel camouflé des indiens

-Ta gueule, maman

-Les dessous de l’intimidation

-Des fleurs pour Rosy

-T’as besoin de moi au ciel ?

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)

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