L’agora.
Un monde fou au marché… Ça grouille en grand autour des étals. Joviaux, les maraîchers s’empressent de servir les clients désireux d’acheter le fruit des premières chaleurs au champ. En vedette, folichonnes laitues à feuilles vertes, rouges, ondulées, asperges à la fronde facile, bienfaisants épinards, ails des bois très prenants, polysémiques fines herbes, sarriette, persil, basilic, chicorée et autres aromates à faire frémir les papilles gustatives. Toute une marmaille indispensable dans la préparation de salades.
De l’autre côté de la rue du marché se déploient jardins et plages papillonnantes de fleurs. Circulent autour et entre ces ingénieuses orchestrations de couleurs, une foule de gens et de jeunes familles avec enfants en poussette et chiens en laisse.
Vendeurs de breloques et babioles abondent de même que les personnages loufoques qui cherchent de rares bagatelles pour pavoiser. Plusieurs flânent dans les commerces et boutiques. À leur portée, une flopée de produits, utiles ou pas. Bien sûr, les cafés ne sont pas de reste. Je ne me lasse jamais d’y passer des heures à lire et à écrire.
Par jours ensoleillés, le marché devient véritablement l’agora de la Cité. On s’y retrouve, seul ou en groupe, à y déambuler, à s’y détendre et à tirer avantage de ces moments exquis, à vivre au ralenti.
Sur un des bancs à proximité de l’édifice du marché, moi-même observateur observé, je bouge des yeux et de la tête à suivre les badauds distraits, les petits racoleurs, les grands cœurs, les revendeurs plus ou moins en règle de bizarreries amusantes, les volubiles, les balèzes, les égarés planétaires, les précieux, les doux fêlés, les jeunes qui jouent à quêter, les divas richement vêtues et leurs acolytes paumés.
Toujours présents, même si les autorités policières ne cessent de les harceler et de les refouler, les tristes errants, les drogués dépravés, les sans-abri de tout âge, les esprits troublés, tous ces humains déguenillés que l’on préfère ignorer ou ne pas voir.
Un habitant de la rue, l’Amérindien Johny Jack Louis Jobb. Complètement monopolisé par son métier de madonari, à son site sur la rue William, mon fils François s’acharne à reproduire la Vénus de Botticelli.
À plus de dix heures de travail par jour, il espère terminer au plus tard samedi en soirée.
Je crains qu’à cette cadence ses maux de dos empirent. Motus et babines cousues, un papa très inquiet peut à peine en parler à son fils, sans se faire rabrouer.
François est en grande jasette avec un ami qui vient de lui apporter un gros café.
— Je vous dérange les gars ?
— Salut Pa ! Tu connais J.-P. ?
— Oui, je l’ai déjà vu avec toi. Dis donc François, le gars qui s’éloigne là-bas, c’est bien le joueur de guitare dont je t’ai déjà parlé ?
— Oui, Pa ! C’est Johny Jack Louis Jobb.
— Y’a l’air en colère.
— Il est comme ça quand il mélange la coke et l’alcool.
— Tu le connais pas mal ?
— Ça fait cinq ans qu’il rôde au marché. Il vient me parler quand j’travaille. Il m’aime bien, il me dit que je suis son frère. C’est un gars très intelligent. Il est en phase terminale de l’hépatite C. Un travailleur de rue m’a déjà confié que la plupart des sans-abri souffrent de cette maladie.
C’est triste de les voir pris comme ça. Y’a un an, j’ai réussi à le convaincre d’aller se faire soigner. Ça n’a rien donné. Y fait tout pour se tuer.
— Excuse-moi, J.-P. J’vous empêche de parler.
— C’est correct, j’allais partir, Monsieur R.
— Non, non. Reste ! J’vais revenir plus tard.
Train-train quotidien à vous ratatiner le champ de vision.
Hier, qui l’eût cru, le chien du locataire au premier m’a mordu le mollet. Le mot chien m’a alors montré ses dents.
Un mot ne sera jamais tomate. Pourtant, on peut goûter le mot comme s’il était une tomate ; et la tomate, comme un savoureux beau fruit de mot.
Le sens des mots n’est pas toujours aussi évident.
À la dure, j’ai appris mon insuffisance à écrire facilement. D’ailleurs, il n’y a pas de début ni fin dans ce travail d’écriture. Je réussis tout de même à démêler les fictions qui s’unissent, se perdent, entre le narrateur et moi.
À ce commerce, nulle phrase qui n’est pas à recommencer, tant les mots doivent germiner en moi avant de devenir la chose en soi et la phrase, leur faisceau de lumière dans le temps.
(Extraits de : Pierre Raphaël Pelletier, Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés, Éditions David, 2012.)
L’auteur
À la fois poète, romancier, essayiste et artiste visuel,Pierre Raphaël Pelletier a publié une vingtaine de livres touchant différents genres et réalisé plus d’une trentaine d’expositions (solos ou en groupe) de sculptures, de peintures ou de dessins. Il s’est aussi fait connaître par son implication dans un éventail d’organismes artistiques et culturels de la Francophonie canadienne comme l’Association des auteures et auteurs de l’Ontario français, dont il est l’un des membres fondateurs.
Vers la fin des années 1970, Pierre Raphaël, après une maîtrise en philosophie, tient diverses chroniques sur les arts visuels à la radio de Radio-Canada et pour le journal Le Droit. Entre 1977 et 1982, il est responsable des secteurs de l’animation culturelle et du Centre des femmes et Étudiant-e-s étrangers-ères de l’Université d’Ottawa. C’est à partir de cette époque qu’il réalise plusieurs études et recherches sur la situation des arts et de la culture en Ontario, notamment Étude sur les arts visuels en Ontario français (1976) et Étude des centres culturels en Ontario (1979). Jusqu’à la fin des années 1990, il aura aussi écrit des articles parus dans des revues, comme Le Sabord, Éducation et francophonie et Liaison.
Parmi ses publications, notons le recueil de poésie L’œil de la lumière(L’Interligne, 2007) pour lequel il remporte, en 2008, le Prix Trillium, le roman Il faut crier l’injure (Le Nordir, 1998), qui lui permet de gagner le Prix Christine-Dumitriu-Van-Saanen et le Prix du livre d’Ottawa-Carleton en 1999. Il est également l’auteur du récit Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés (David, 2012) et de l’essai Pour une culture de l’injure (Le Nordir, 1999) écrit en collaboration avec Herménégilde Chiasson. (Éd. David)