Le Voyageur contemplant une mer de nuages, 1818, Caspar David Friedrich,
Je me rappelle qu’au coucher du jour je voyais ta chevelure se soulever au Suroît. Prémisse à une languissante liturgie issue du lointain. Tête de blonds herbages aux fleurs entrelacées. Minces filaments enracinés en droites ou en courbes lignes, bercées par les derniers murmures de ces vieilles granges qui s’affaissaient là, à l’abandon. Ces bâtiments vétustes. Vestiges d’un autre temps. Constructions uniques ; symboles de la détermination et de l’attachement que les colons avaient voués à cette terre, autrefois rude et rocailleuse.
Les loups auraient beau hurler à la pleine lune. L’aigle, poursuivre son interminable vol plané. Ces fresques singulières meubleraient encore les catacombes de ma mémoire. À demi éventrées. À la merci du temps et des légendes. En porte à faux sur l’horizon. Déchirées par le poids des saisons. Pareilles à ces antiques berceuses de bois sculptées à bout de bras. À bras le corps. Au corps et à l’âme des ancêtres. Reliques du temps où notre pays était encore en friche. Encore en guerre.
Dans mes souvenirs, sur ton visage de clairs-obscurs inhabituels, je discernais encore cette persévérance, cette toute petite lumière qui permettait au genre humain de ne jamais vraiment mourir… Et je la suivais. Debout, à l’ombre du balcon. Elle qui épousait ce ciel d’azur de fines boucles vivantes et qui traçait de vastes vallons sur ces terres vagues et sans fin. Avec le crayon, sur le papier-parchemin, je traçais la courbe des mots semblables à celles de tes cheveux. Territoires sauvages qui s’avançaient vers le Nord. Le Nord ; ce continent couvert de froid et d’immensité.
Au faîte du toit, les étoiles filantes brillaient. La girouette pointait droit vers le vaste monde. Porté par l’air, soulevé en son courant ; par son souffle infini, je voyageais. J’observais, à travers ses cheveux d’or aux parfums d’érable et de fruits mûrs, les brumes s’échouer sur les coteaux. Curieux filtres en mouvance qui se dispersaient pareils à mes souvenirs aux quatre vents.
Ô, Éléonore, comme je t’avais aimé… au fil des ans.
Ta tendre main blanche dans la mienne à la peau rouge. Aux craquements de nos berceuses à l’unisson. Et ce vent froid, ces bourrasques qui me transperçaient et qui désormais faisaient frissonner mon échine. Qui sculptait déjà, il y a longtemps, la raison et la démence des paysages. Leur progrès ou bien leur déchéance. C’était une eau-de-vie à ma mémoire, mais c’était aussi une intense brûlure à mon cœur.
Ta chevelure hors du monde. Bouclée, sous ton châle de lainage.
Dans les frises des corniches défraîchies, dans les champs au lever du jour, à travers les grandes masses d’oies blanches dans le ciel, je t’observais dans la violence de la lumière. Tes cheveux en mouvement sur les côtes. Je humais l’odeur iodée du varech. Dans ma bouche, le goût salé des algues à marée basse. Le long du large fleuve. Aux cris des dernières sternes en vol. Aux premières neiges. Au rythme lent de l’eau. Oiseau libre. À tout vent. Crinière sauvage qu’on ne pouvait dompter. Tu filais, légitime dans la lande. Au galop. À travers les clairières lumineuses. Ton crin paré d’or. Puis, un jour, comme l’éclair, tu disparus… Entourées de nuées sombres qui s’effilochaient et qui portaient encore ombrage aux hommes aux champs qui récoltaient. Je n’ai pu te retenir. Non ! À la triste chute des ténèbres, j’ai vu venir ma déchéance.
Ensuite, les orages ont déferlé. Les tempêtes m’ont malmené. Le temps a fait son œuvre de destruction. Il a saccagé mon cœur. Mais ta liante litanie en ces lieux étonnants ne cessera de me hanter. Je continuerai d’habiter ces lieux de ma mémoire et de mes mots. J’en fais le serment. Ainsi, à ton passage, rigolait le ruisseau dans les sous-bois. Et toi, toi qui aimais tant chatouiller aux racines les sureaux longeant les berges jonchées de rapides de tes pieds nus, tu en redemandais. Comme nous riions. Et moi, je buvais à ta pureté. Les chants d’oiseaux et les animaux n’avaient que peu ou plus aucun attrait pour moi. Tes caresses irisées et doucereuses frôlaient mes joues, pareilles aux lichens en longs cheveux d’ange au fond des forêts de fougères fournies et de feuilles folles dans les tourbillons de l’été. Dans les lueurs vibrantes, dans les branchages agités, ma main lourde et loquace plongeait encore ses doigts en la profondeur de ta toison d’or. Pour atteindre enfin l’aveuglement de ton soleil.
Mais qu’avais-je fait pour te perdre, Éléonore ?
Que donnerais-je encore, ô, Dieu, sinon mon âme, pour te retrouver et toucher une fois de plus ta chair.
Mon Éléonore…
Hélas ! Je restais seul. Seul avec ces tristes et uniques objets. Une vieille photographie jaunie ; image refroidie et malmenée par le temps. Une pâle reproduction sans toutes ces couleurs vives qui avaient un jour illuminé ma vie. Avec ces deux vieilles chaises berceuses défraîchies, là, immobiles. Puis cette lettre… Éléonore.
Ces mots. Ces quelques mots que je n’ai jamais pu te faire parvenir.
© Tout droit réservé
Luc Lavoie, 2014
Notice biographique
Âgé de 47 ans, Luc Lavoie vit à Roberval. Il a suivi une formation en graphisme au Collège de Rivière-du-Loup. Il est présentement courtier en
Il aime voyager à travers l’espace des mots et traverser avec eux le temps. Il explore la page blanche – cette toile vierge de l’immensité – comme un cosmonaute aux commandes de son clavier numérique, et qui s’est lancé, de son propre chef, dans l’infini littéraire.
Son rêve ? Être un jour remarqué et publié. Il prépare, à cette fin, un recueil de nouvelles. Il envoie également des textes à des magazines spécialisés.