Encore Wilde, toujours "le portrait de Dorian Gray", mais le roman dont nous allons parler cet après-midi n'a rien à voir avec le "Jugan" de Jérôme Leroy. En fait, ce n'est pas le choix de l'oeuvre qui a motivé le choix de cette citation, mais bien son fond, son sens profond, qui me paraît coller parfaitement avec "les Enfants perdus", deuxième roman de François Hauter (publié aux éditions du Rocher). Tout n'est pas parfait dans ce livre, on y reviendra, mais l'histoire m'a touchée par différents aspects, et particulièrement parce que, comme chantait le poète, "on ne choisit pas ses parents, on ne choisit pas sa famille". On pourrait ajouter qu'on ne choisit pas les trottoirs de Strasbourg, de Hong Kong ou Port-au-Prince pour apprendre à marcher. Bref, "les Enfants perdus", ce sont les parcours de trois parents aux destins bien différents et de leurs relations souvent compliquées avec leur progéniture. Parce que, souvent, ce qu'il y a de meilleur en l'homme, ce sont ses enfants (oui, je clichetonne aussi un peu à mes heures perdues...).
Stanislas vit en Alsace où il gère une prospère entreprise familiale. Grand bourgeois aux méthodes paternalistes, il gère ses sociétés en bon père de famille, comme le veut l'expression consacrée. Et ça fonctionne bien, les résultats sont là, Stanislas vit dans l'aisance, sans véritable souci du lendemain. Sa seule inquiétude, en fait, vient de son fils, Alexandre.
Voilà trois mois qu'il n'a plus donné signe de vie. Parti pour faire le tour du monde, il s'est soudainement volatilisé, cessant de donner de ses nouvelles à son père. Quand ces nouvelles arrivent, de la bouche d'un certain Kevin, un ami d'Alexandre qui ressemble plus à un SDF ou un routard qu'aux habituelles fréquentations de son fils, elles sont pour le moins contrastées.
Oui, Alexandre est vivant, il est en Australie, mais... Mais, il est recherché là-bas par toutes les polices du pays. Un fugitif ! Un délinquant ! Avec le risque de se retrouver dans la ligne de mire d'un cow-boy en uniforme... Pour Stanislas, l'idée est insupportable, et le chef d'entreprise décide de quitter son confortable cocon alsacien pour se rendre à l'autre bout du monde afin de rechercher son fils.
Bienaimé est Haïtien et vit dans un village extrêmement pauvre. Si pauvre qu'il s'inquiète de ne pouvoir envoyer sa fille à l'école et lui donner l'éducation qu'elle mérite. Alors, il décide d'aller chercher fortune à la capitale, Port-au-Prince. Enorme désillusion quand il arrive sur place : la grande ville n'est pas en meilleur état que son humble village et l'idée d'y faire fortune se dissipe illico.
Engagé dans une ONG occidentale, Bienaimé réussit pourtant à rassembler un petit pécule. Une somme rondelette, vite dilapidée au retour au village. Car tous les habitants ont des besoins et Bienaimé a un grand coeur... Alors, en quelques jours, l'argent pour sa fille a disparu et Bienaimé est revenu à la case départ, sans toucher les 20 000 francs (oui, je suis vieux).
Alors, il décide de repartir. Mais pas pour Port-au-Prince, pas pour refaire le brancardier pour MSF. Non, il a entendu parler d'un eldorado où, il n'en doute pas une seconde, il amassera assez d'argent pour aider sa fille. Et il entend s'enrôler au plus vite pour ce paradis sur terre, un endroit qu'on appelle... Qatar. Là-bas, le travail sur les chantiers est rémunéré grassement, lui a-t-on dit.
Rose vit à Hong Kong. Partie de rien, elle a su s'élever au sommet d'un groupe multinational qui brasse des milliards et qu'elle dirige d'une poigne de fer. Elle engrange des sommes colossales, mais surtout elle exerce un pouvoir formidable, fruit d'un travail acharné. Elle est l'une des femmes les plus influentes au monde, elle le sait, elle en profite et elle est prête à tout pour que cela continue.
Et puis, brusquement, la machine se grippe... La voilà embarquée dans des luttes intestines qui en font la proie d'ambitieux et non plus celle qui domine les autres. Et c'est à cette période critique qu'une autre mauvaise nouvelle lui parvient : sa fille, Jade, a été arrêtée en possession de drogue en Thaïlande et risque une très lourde peine de prison, peut-être pire...
L'inflexible, l'impitoyable Rose se retrouve face à un dilemme : sauver sa brillante carrière ou sauver sa fille unique. Même si cela s'annonce compliqué, elle se prépare à mener de front ces deux combats et ne doute pas de parvenir à ses fins. Elle a le pouvoir, elle a l'argent, elle ne peut pas échouer. C'est impensable.
Trois destins très différents qui sont au coeur du roman. Trois personnalités très différentes que le hasard (?) va se charger de mettre en contact. Trois manières d'envisager son rôle de parent et la relation avec son enfant. Pour le reste, c'est à vous, lecteurs, si vous le souhaitez, de découvrir comment Stanislas, Bienaimé et Rose (ordre d'apparition dans le livre) vont gérer ces situations.
Je vois une fable, dans ce roman. Une fable assez cruelle, d'ailleurs, car nos personnages sont bien malmenés, chacun à leur façon. Le bémol que je mettrais, c'est qu'à force de vouloir faire de ces personnages des archétypes, il arrive qu'ils basculent dans la caricature et le cliché (à l'image de la soeur de Stanislas).
Dommage, car je ne crois pas qu'on ait besoin de forcer le trait. Des Stanislas et des Rose, il en existe, c'est évident. Des personnes qui ont tous sacrifié à la réussite matérielle et perdu le sens des réalités, du quotidien et des relations humaines les plus basiques. D'ailleurs, on distingue bien Stanislas et Rose qui, tout en étant représentant des classes dominantes sont très différents l'un de l'autre.
Elle n'aime personne, c'est elle qui le dit, sa maternité est une sorte de caprice, quand, au contraire, Stanislas est un père qui a élevé son fils dans un esprit dynastique, attendant de lui qu'il reprenne un jour le flambeau de l'entreprise familiale et pérennise son nom. Mais, dans les deux cas, c'est vrai que le lien filial passe au second plan.
Dans le même ordre d'idée, le personnage de Bienaimé est un peu trop candide pour être vrai, même si l'on peut comprendre que cela colle avec le rôle qui lui est attribué, celui du binôme idéal dans un buddy movie. Il est sympathique et plein de vie quoi qu'il lui arrive (et il lui en arrive des vertes et des pas mûres), mais comme les deux autres, on n'a pas l'impression qu'il soit en phase avec la réalité.
Voilà aussi pourquoi je veux voir une fable dans ce roman, qui pourrait être, à quelques retouches près, un scénario parfait pour une Coline Serreau, par exemple, histoire d'aller gratter là où ça fait mal. Mais, "les Enfants perdus" n'est pas qu'une satire de ces riches déconnectés du monde et simplement obsédés par leur statut social, leur position dominante ou leur compte en banque.
Non, il y a une vraie réflexion moraliste (pas moralisatrice, attention) dans tout cela à travers la question parentale : qu'est-on prêt à faire pour son enfant, la chair de sa chair ? Et que peut-on apprendre de ses enfants, également ? Et là, évidemment, les parcours des personnages seront très différents, les dénouements également.
Le bémol exprimé est de taille, mais pour autant, j'ai apprécié la lecture de ce roman par les réflexions qu'il permet sur l'humain dans une société qui a une fâcheuse tendance à le considérer au second plan (et, si c'est vrai dans le cadre d'un capitalisme outrancier, ce n'est pas le seul type de société qui en arrive à cette situation dommageable).
C'est bien cela, le thème central des "Enfants perdus" : l'humain. L'essentiel, ce qui devrait passer avant tout le reste, avant cette définition en trompe-l'oeil qu'on nous impose de la réussite, phénomène limité à ses dimensions strictement matérielles. Oui, la quête qui est au coeur de cette, de ces histoires, c'est bien celle-là, une quête d'humanité.
On pourrait aussi faire une remarque sur le titre : "les Enfants perdus". On pense à Peter Pan, à ces enfants qui atterrissent au pays imaginaire et y demeurent lorsque leurs parents ne les réclament pas. L'analogie, avec le recul, n'est pas inintéressante, et sans doute finalement assez juste. Mais ce n'est pas tout à fait là que je veux en venir.
En fait, ce roman aurait pu (devrait ?) s'intituler "les Parents perdus", car c'est vraiment ce dont on va se rendre compte au fil des chapitres (des chapitres toujours très courts, qu'on enchaîne rapidement, volant d'un des personnages centraux à l'autre). Oui, ils sont perdus, incapables d'assumer ce rôle de parents, totalement immatures.
François Hauter observe Stanislas et Rosa rattrapés par cette responsabilité qu'ils avaient, plus ou moins sciemment, mise de côté. Il décortique leurs réactions, leurs attitudes, leurs décisions, leur évolution, également, car on ne peut pas rester inerte dans ces circonstances. Fendre l'armure et mettre de l'émotion dans des existences qui ont tendance à bannir tout cela, parce qu'inutile...
En face, je ne vais pas parler des enfants, Alexandre et Jade, car, évidemment, toute l'histoire repose sur ce qu'il leur arrive, mais, à leur façon, ils vont donner de fortes leçons à leurs parents respectifs. C'est l'enjeu de ce livre, on le comprend bien avant la fin, d'ailleurs. Parce que la relation entre parents et enfants ne peut être unilatérale.
Parce qu'une fois grands, les enfants jugent les parents, oui, Oscar Wilde a absolument raison. Et les jugent à travers le prisme de ce qu'ils sont devenus (je parle des enfants), de leur capacité à vivre plus ou moins heureux, ou ce qui s'en rapproche le plus... Quant à pardonner, eh bien, lisez "les Enfants perdus", pour savoir si cela peut arriver...