"C'est l'histoire d'un fantôme qui revient. Il veut reprendre sa place, il serait même prêt à transiger. Mais c'est impossible (...) C'est un non-vivant, un être sans identité. Personne ne l'attend. Il n'existe qu'au passé".

Par Christophe
Avouez que si ce titre évoquait un roman, il ferait froid dans le dos... Et c'est un peu le cas malgré tout, je vais tout vous expliquer dans un instant, mais ce n'est pas une fiction qui nous intéressera ce soir. On va plutôt voyager, dans l'espace et dans le temps, à la rencontre de trois personnages centraux : Jean-Paul Kauffmann, Napoléon Ier et le colonel Chabert... Voilà, vous faites le lien ? Près de vingt ans après "la Chambre noire de Longwood" et le récit de son voyage à Sainte-Hélène, Jean-Paul Kauffmann évoque une nouvelle fois la période de l'Empire, avec "Outre-Terre" (désormais disponible en poche chez Folio). Et, cette fois, il nous emmène sur un des champs de bataille les plus méconnus de cette période : Eylau. Une bataille fascinante, puisque, plus de 200 ans après ce terrible massacre, personne n'est vraiment capable de dire qui en est sorti vainqueur... Mais, au-delà de l'Histoire, il y a aussi la peinture et la littérature. Avec ce court roman de Balzac, évidemment incontournable en ces lieux, mais qui entre aussi en résonance avec le parcours de Jean-Paul Kauffmann...

Le 8 février 1807, se déroula la bataille d'Eylau. Un scénario qu'on pourrait presque comparer à celui de Waterloo, le dénouement excepté. Car, plus de huit ans avant la défaite qui précipita sa chute, Napoélon se retrouve en grande difficulté lors de ce combat et ne doit qu'à une magistrale charge de cavalerie d'éviter un échec retentissant.
Par la suite, Napoléon se montrera mitigé quand à cette victoire ; quant aux Russes, les adversaires du jour, ils continuent à célébrer Eylau comme une de leurs victoires. Bizarrement, on sait assez peu de choses de cette bataille qui paraît si importante, peut-être un tournant pour l'Empereur, et elle ne revient jamais lorsque l'on cite les plus célèbres faits d'arme de cette période.
Kauffmann profitera de l'occasion pour raconter un Napoléon assez loin de l'image qu'on peut avoir de l'Empereur, indécis, dans le doute. Peut-être aussi, puisqu'on parle de tournant, Eylau est-elle également le début du déclin, malgré les nombreux succès qui seront glanés par la suite. Cette victoire qui n'en est pas vraiment une marquera longtemps l'esprit d'un Empereur qui commence à se recroqueviller...
En 2007, à l'occasion des célébrations du bicentenaire de la bataille d'Eylau, Jean-Paul Kauffmann a décidé de tenir une promesse faite une dizaine d'années plus tôt à sa famille : et le voilà donc avec sa femme et ses deux fils en route pour aller assister à ces cérémonies et découvrir enfin ce champ de bataille qui a fini par l'obséder.
Mais, au fait, savez-vous où se trouve Eylau ? Si vous cherchez ce nom sur une carte actuelle, vous pourrez chercher longtemps, la ville porte désormais un tout autre nom : Bagrationovsk. Et l'histoire récente de cette ville est tout aussi importante et intéressante que celle sur laquelle on voudrait se concentrer, celle de la bataille napoléonienne.
En effet, Eylau était en Prusse-Orientale, un territoire qui a toujours été âprement disputé. Comme ce nom l'indique, c'était un territoire germanique jusqu'à la chute des nazis. Les Soviétiques s'en sont alors emparés, et ce n'est pas un hasard : cela leur offrait une ouverture sur la mer Baltique, très importante sur le plan géopolitique.

Mais, lorsque l'URSS s'est effondré à son tour, cette région, l'oblast de Kaliningrad, s'est retrouvée séparée du reste du pays, enclavée entre la Baltique, donc, la Lituanie et la Pologne. Désormais, c'est un territoire russe à l'intérieur de l'Union Européenne et un territoire qui continue à faire grincer des dents, en particulier parce que les Russes ont voulu y imprimer profondément leur marque.
C'est donc à Bagrationovsk que se rendent les Kauffmann, en cet hiver 2007. Pas la meilleure saison pour ce rendre dans ce coin d'Europe, on s'en doute, mais les dates sont les dates. Pour Jean-Paul Kauffmann, c'est une seconde visite sur place. La première datait du début des années 1990, avant qu'il ne s'intéresse à Napoléon, mais peu de temps après la chute d'un autre empire, soviétique, celui-là.
C'est donc l'esprit curieux, avide de découvrir ce territoire désormais russe, mais aussi avec l'ambition d'arpenter le champ de bataille et d'essayer de reconstituer l'événement, de le visualiser. Et puis, avec en tête "le Colonel Chabert", ce court roman d'Honoré de Balzac dont le personnage principal a été laissé pour mort lors de cette bataille avant de sortir de la fosse commune tel un mort-vivant.
Le titre de ce billet est d'ailleurs un passage qui fait directement référence à Chabert, qui rentre chez lui pour découvrir que, non seulement, les siens le croient mort, mais qu'il a été remplacé, effacé, et qui va souffrir mille morts pour essayer de retrouver son identité, son statut, sa fortune, sa famille et n'y parviendra pas (oui, je spoile les classiques, et alors ?).
Comme toujours, dans les livres de Jean-Paul Kauffmann, on croit percevoir quelques éléments, souvent inconscients, je pense, et pourtant assez frappants, qui font écho avec sa propre expérience, ces trois années de captivité au Liban dans les années 1980... Comme Chabert, il est revenu du "Royaume des ombres", même si le cas du journaliste n'est pas tout à fait le même.
Chabert, je le redis, n'est pas seulement un fantôme revenu d'entre les morts, le crâne orné d'une magistrale cicatrice, témoignage de ce qu'il a subi à Eylau. C'est un homme que plus personne n'attendait, qu'on a remplacé, qu'on a oublié... Chabert, c'est celui qui n'existe qu'au passé, comme le dit Kauffmann, qui n'existe plus...
Or, en ce qui concerne le journaliste, la situation est toute autre : jamais on ne l'a oublié, surtout pas les siens, mais toute la France, puisque son visage apparaissait, comme ceux des autres otages français, chaque soir, au moment du JT. Kauffmann a été attendu, longtemps, tellement longtemps, et à son retour, il a pu réintégrer sa place. Sans transiger, ce mot si fort, si important dans le roman de Balzac.
Et pourtant, pour comprendre un tout petit peu la situation d'un Chabert, comment ne pas repenser à cette scène tellement troublante et émouvante, cet homme revenant en France après trois années passées dans les geôles du Hezbollah, posant le pied sur le tarmac et voyant se précipiter vers lui des enfants qu'il ne reconnaît pas...
On retrouve dans "Outre-Terre" toute la pudeur de Jean-Paul Kauffmann pour évoquer ces questions, et même une note d'humour, lorsqu'il évoque son absence prolongée. Mais aussi ce traumatisme toujours présent, sa cicatrice à lui, indélébile sous son crâne et non à l'extérieur comme le colonel du roman...
Indépendamment de ce parallèle, "Outre-Terre" est l'occasion d'apprendre plein de choses sur la genèse de ce roman, sur les origines du personnage de Chabert, qui s'inspire de plusieurs véritables participants à la bataille d'Eylau, mais aussi sur cette fameuse charge de cavalerie qui fit basculer le sort de cette bataille, puisque Chabert survécut protégé par un cheval abattu.
Mais la littérature n'est pas la seule source culturelle évoquée dans le récit de Jean-Paul Kauffmann. On ne peut pas ne pas évoquer le tableau d'Antoine-Jean Gros, "Napoléon sur le champ de bataille d'Eylau, le 9 février 1807", tableau monumental de plus de 5 mètres sur près de 8, qu'on peut voir au musée du Louvre.

Kauffmann retrace l'histoire de ce tableau qui est, bien que peint à Paris, ce qu'on peut considérer comme une fidèle représentation du champ de bataille. Un moyen de se repérer une fois sur place. Sauf qu'en deux siècles, bien des choses ont changé et qu'il est fort délicat de se repérer désormais, afin de reconstituer les faits.
Le point de repère, c'est cette église que l'on aperçoit au fond du tableau. L'église et ce fameux cimetière d'Eylau... L'église, elle est l'un des sujets récurrents d' "Outre-Terre", puisqu'elle aussi a connu les vicissitudes de l'histoire et de la géopolitique. Elle existe toujours, mais n'est plus aussi accessible qu'à l'époque où l'on s'entre-tuait sous ses fenêtres...
Or, pour Kauffmann, elle n'est pas juste une sorte de rose des vents grâce à laquelle on peut reconstituer la position des différents corps d'armée, elle est le lieu qui, par son clocher, permettrait d'embrasser du regard la totalité des lieux. Le journaliste n'a qu'une idée en tête : y monter... Mais c'est plus facile à dire qu'à faire. Un vrai fil conducteur de ce séjour...
Et cette église amènera une troisième référence culturelle, plus étonnante : "Sueurs froides", le film d'Alfred Hitchcock, où tout commence et tout se joue dans un autre clocher d'église... Chose très surprenante, cette idée s'est imposée à Kauffmann par association d'idées, jusqu'à ce qu'il remarque un détail tout à fait troublant, mais il faudra lire le livre pour le savoir (ou être fort perspicace...).
Ce billet n'est guère construit, il essaye simplement d'aborder les uns à la suite des autres les thèmes centraux de ce récit, entre voyage, histoire, littérature et témoignage personnel. Il ne faudrait pas pourtant laisser de côté les personnages rencontrés par l'auteur lors de cette virée au bout de l'hiver. Oui, je dis bien personnages.
Ce sont des êtres de chair et de sang, bien sûr, mais Kauffmann, pour différentes raisons et aussi parce qu'ils sont assez hauts en couleur, en fait presque des personnages sortis d'un roman. Qu'ils soient Russes, s'occupant des célébrations et de la conservation du lieu et des musées attenants, ou qu'ils soient de passage, comme ce Français assez excentrique et déroutant, presque comique...
Oui, ne vous fiez pas au sujet de départ, qui peut sembler terrible et un peu austère. "Outre-Terre" est un formidable voyage, érudit, fascinant, dépaysant, entre passé et présent, entre histoire et littérature, entre réalité et fiction. Avec, planant là, les ombres fantomatiques de tous ceux qui, contrairement à Chabert, ne se sont jamais relevé et ont souillé la neige de Prusse-Orientale de leur sang.