"Le monde est rempli de gens en galère, je me suis dit, et trois heures plus tard j'avais retrouvé Brando, Kingo et Caméléon, tous raides défoncés, à s'enfiler des Fernet Coca au Club, calés à la place qui était très exactement la nôtre dans l'univers".

Restons en Amérique latine et prenons la direction de l'Argentine pour évoquer un polar à la fois très noir et complètement déjanté, grand-guignolesque, même, qui avait pas mal fait parler de lui lors de sa sortie en grand format, dans une maison d'édition indépendante basée en Alsace, la Dernière Goutte. Désormais, ce roman est disponible en poche chez Folio et, si vous aimez des auteurs comme James Ellroy ou Jim Thompson, alors, précipitez-vous, vous devriez apprécier "Entre hommes", de German Maggiore (traduction de Nelly Guichard). Un roman surprenant dans la forme, avec des tiroirs, des fils narratifs parallèles, un final elliptique, mais surtout une galerie de personnages, de gueules, aurait-on envie de dire pour reprendre une expression chère au cinéma, où tout le monde il n'est pas beau et tout le monde il n'est pas gentil. Je ne sais pas ce que pense les Argentins de l'image qui est donnée de leur pays dans ce livre, mais on est loin de la plaquette d'un office du tourisme. Attention, ça décape !
Le Tucumano est un voyou qu'on oublie pas : une carrure balèze, des tatouages un peu partout, la tronche couverte de cicatrices peu avenantes, cocaïné jusqu'à la moelle, bref, le genre de mec qui vous fait changer de trottoir si vous devez le croiser, qu'il fasse jour ou nuit, peu importe. Une brute sans état d'âme que la violence n'effraie pas car elle fait partie du job...
Sa mission, cette fois, est de recruter du personnel afin d'organiser une orgie dans les beaux quartiers. Il a opté pour deux travestis et une prostituées qu'il emmène ensuite dans un appartement où les attendent des notables en vue, dont l'homme qui a toutes les chances de devenir le prochain gouverneur de la Province. Que la fête commence !
Alcool, dope, sexe, tout est réuni pour une fiesta d'enfer... jusqu'à ce que cette soirée de rêve ne tourne au cauchemar : Yiyi, la prostituée, clamse en plein ébat, victime d'une overdose. Débandade générale (dans tous les sens du terme) chez les participants à l'orgie, cet accident pourrait avoir de fâcheuses conséquences pour leurs brillantes carrières, alors il faut agir.
Et pendant que les hommes puissants se carapatent discrètement, c'est le Tucumano qui fait le ménage. A la sulfateuse, forcément. Pas de témoins, c'est le deal implicite, et voilà comment les deux travestis rejoignent vite la prostituée décédée. Le truand a ensuite les contacts pour que ces cadavres encombrants ne remontent jamais à la surface, emballé, c'est pesé !
Reste ensuite à s'occuper de la vidéo. Ah, oui, je ne vous en avais pas parlé, de la vidéo... Oui, une caméra subtilement planquée dans la pièce où eut lieu l'orgie. A l'insu du plein gré des participants, bien sûr. Eh oui, c'est ainsi, les paroles s'envolent mais les vidéos restent. Et permettent à leur propriétaire de pratiquer un de ces sports vieux comme le monde : le chantage...
Quand on retrouve, quelques semaines plus tard, le corps en état de décomposition avancée dans un bâtiment en travaux, il n'a pas sur lui la fameuse vidéo... Et sa mort a de quoi intriguer la police. Une police qui envoie certains de ses meilleurs représentants sur place pour enquêter. Enfin, meilleurs, tout est relatif...
Car les policiers en question, l'un surnommé "le Timbré" et l'autre "le Monstre", tout un programme, n'ont rien de flics modèles selon des critères éthiques traditionnels... Le premier est un fondu qui, dit-on, connaît le Code pénal par coeur et le récite le soir pour s'endormir comme d'autres comptent des moutons.
Le second, plus âgé, a fait ses preuves comme tortionnaire pendant la dictature avant de se recaser dans la lutte contre le narcotrafic. Grièvement blessé des années plus tôt, il arbore une impressionnante cicatrice sur le visage comme il porterait une décoration. Un dur, un flic aux méthodes expéditives et violentes, qui cogne d'abord et pose les questions ensuite, et picole sec.
Le Monstre est le mentor du Timbré et leur duo fait des ravages dans les rues de Buenos Aires. Ils incarnent la loi, l'ordre, mais aussi la corruption parce qu'il faut bien vivre. Alors, oui, on chasse les narcotrafiquants qui gangrènent la capitale argentine, mais si on peut arranger les bidons de quelque puissant, pourquoi se gêner ? Surtout cette gênante histoire de vidéo, là...
Mais dans "Entre hommes", on croise aussi des braqueurs qui rêvent d'un gros coup, très risqué, mais qui, s'il réussit, leur remplira les poches de billet et de poudre qui fait planer ; et puis une bonne bande de losers qui vit à fond sa vocation de piliers de bar, entre murges, défonces et pitoyables séances de drague...
Voilà tout le petit monde que met en marche German Maggiori, à coups de surnoms façon romans noires à la française des années 1950-60, de situations glauques, de plans foireux, de neurones grillés par la drogue et l'alcool, de flingues en quantité industrielle, de quiproquos et d'actions d'éclat menées par des cow-boys qui feraient presque passé les flics pourris de "The Shield" pour des agneaux...
Je n'en dis pas plus, car la construction de ce roman très noir est très intéressante et très minutieuse. C'est d'ailleurs une alchimie assez curieuse, car l'histoire réussit à être à la fois très noire, ultra-violente, et, dans le même temps, à être portée par des personnages outranciers, grand-guignolesques, pour reprendre le mot utilisé en introduction de ce billet.
Ces truands et ces flics, on s'attendrait presque à les voir sortir des films de Melville, Verneuil, Lautner, des romans d'Albert Simonin, d'Auguste Le Breton ou de Frédéric Dard... On a une sacrée collection de bras cassés, de voyous de seconde zone, de ripoux et autres hurluberlus (wouah, j'adore l'idée de placer ce mot dans un billet !) à l'espérance de vie limitée et au mode de vie borderline.
Les références de Maggiori, je l'ai dit, c'est Ellroy (dont une phrase est d'ailleurs citée en exergue du romans) et Jim Thompson, mais on pourrait aussi songer à Elmore Leonard ou Donald Westlake pour le mélange de noirceur et de cynisme, pour la violence qu'exercent des personnages complètement largués, dépassés ou recourant à des méthodes peu orthodoxes pour parvenir à leurs fins.
Il n'y a pas l'inventivité de la langue d'Ellroy chez Maggiori, mais sa sinistre comédie fait mouche, avec son espèce de réaction en chaînes qui va aboutir à une fin un peu déroutante, mais presque morale. Avec quelque chose d'implicitement "tarantinesque" (il y avait d'ailleurs sûrement matière à une scène d'anthologie digne du cinéaste, mais il nous faudra l'imaginer nous-mêmes).
Mais au-delà de tout cela, on se retrouve surtout face à une Argentine rongée par la corruption, le trafic de drogue, la délinquance pour ne pas dire le grand banditisme, le chômage, l'inactivité, les addictions et un horizon bien bouché qu'on n'envie pas franchement... Bref, une situation sociale catastrophique qui a de quoi inquiéter le lecteur, malgré l'ironie du texte qui suscite bien souvent de francs sourires.
"Entre hommes" s'insère parfaitement dans le paysage littéraire et, plus largement, culturel argentin, qui connaît, depuis la crise de 2001, un renouveau et une vitalité impressionnante. On retrouve, dans les littératures ou le cinéma de genre de ce pays, une grande créativité, un humour féroce et une critique de la société et du monde politique argentins qui sont à la fois réjouissants et douloureux.
Intéressant, d'ailleurs, de noter qu'on retrouve dans "Entre hommes", des éléments croisés dans un tout autre univers littéraires, celui de Leandro Avalos Blacha, particulièrement "Malicia" (je parle parfois de détails, mais aussi de thèmes qui tiennent une belle place, comme la passion argentine pour les casinos et les jeux d'argent).
Au milieu de ce chaos qui fait de Buenos Aires une espèce d'OK Corral où tout le monde règle ses comptes à sa façon et nourrit des ambitions qu'il entend assouvir à n'importe quel prix, en tout cas pas celui de la vie humaine, qui ne vaut plus grand-chose, de toute manière, on trouve une bande de losers qui en deviennent presque touchants.
J'ai beaucoup aimé la manière dont German Maggiori introduit ces personnages apparemment secondaires et qui vont traverser tout cela sans se douter une seconde qu'ils ont frôlé la catastrophe. Ils sont les seuls à avoir la parole directement, puisque leurs interventions sont racontées à la première personne quand tout le reste nous est narré à la troisième.
Le rythme n'est pas celui d'un thriller effréné, on est clairement dans un polar assez classique, mais son histoire, ses personnages pas ordinaires et la construction audacieuse et ingénieuse lui confèrent une efficacité qui emporte le lecteur. On n'a pas envie de lâcher cette affaire à plusieurs facettes et "Entre hommes" devient vite un page-turner.
J'ai du mal à savoir comment appréhender la fin du roman. Pas le dénouement de la trame polar en tant que telle, car elle est assez logique avec ou sans ellipse. Mais ce dernier chapitre, qui paraît d'une seul coup assez décalé après le bruit et la fureur. Comme si on se retrouvait dans l'oeil du cyclone ou après la tempête, lorsque le calme revient doucement...
La vie est un spectacle qui doit continuer, pour reprendre une fameuse devise. Mais ce calme est aussi assez ambigu : il n'annonce pas de changement véritable dans une Argentine qui a tant d'atouts  mais qui ne parvient pas à tourner la page des dérives politiques, économiques et sociales du tournant du XXIe siècle et reste, si ce n'est malade, tout du moins sérieusement convalescente.
Ce roman est une vraie découverte et on espère que ce ne sera pas une réussite sans suite. J'aimerais en tout cas énormément retrouver l'univers littéraire de German Maggiori, j'aimerais qu'il me surprenne sans perdre cette identité et cette écriture qui sont deux éléments majeurs d' "Entre hommes". J'aimerais une nouvelle histoire forte, noire et pleine d'une ironie féroce qui me comble une fois encore. Soyons patients !