Instant découverte: second chapitre de Ténégria, tome 1 - la gardienne


Chapitre 2


Vampire, vous avez dit vampire


Même s’il essayait de ne rien laisser paraître, Louis Matharel avait en horreur les réceptions mondaines. Toute cette profusion de couleurs, de parfums et de chairs dénudées mettait son contrôle à rude épreuve. Bien qu’il ait pris le soin de dîner avant de venir, la bête tapie à l’intérieur de lui luttait afin de pouvoir se délecter du nectar coulant dans les veines de toutes ces femmes se pavanant devant lui.
Son frère avait beau avoir hérité du duché, lui-même était considéré comme un excellent parti et futur gendre idéal. Résultat des courses, à peine avait-il posé un pied dans la résidence des Bradford qu’il avait été acculé par une horde de demoiselles en quête d’un mari, accompagnées de leurs ambitieuses de mères, prêtes à tout pour caser leur fille. Il lui avait fallu plus d’une heure pour arriver à s’éclipser sans risquer que ces dernières en prennent ombrage.
Dissimulé sous une alcôve non éclairée, il savourait la quiétude des lieux et tentait de réprimer sa faim attisée par la foule et les nombreux contacts forcés. D’habitude, il trouvait toujours une raison de refuser les invitations de ses pairs. Comme son frère Melchior, plus les années passaient et plus il devenait difficile de côtoyer les humains. Ces derniers étaient à la fois si fragiles et si présomptueux, inconscients des prédateurs évoluant autour d’eux.
Pour ce soir, il n’avait pas eu le choix et avait dû accepter de faire une entorse à sa routine. Une nouvelle mission venait de lui être assignée par la Ligue. Récupérer un objet qu’un contact anonyme devait lui confier. Le rendez-vous devait avoir lieu à minuit dans les jardins de la résidence des Braford.
La Ligue était une coalition rassemblant de nombreuses créatures surnaturelles, œuvrant ensemble dans un unique but, détruire l’Ordre et ramener la paix à Ténégria. Intégrer la Ligue c’était obtenir une protection contre les attaques de l’ennemi, mais c’était avant tout la possibilité de faire reculer les ténèbres.
Cependant, les contre parties se révélaient assez lourdes. Les fondateurs avaient imposé des règles très strictes dont la violation signifiait une exclusion immédiate et irréversible de l’organisation. Conserver son anonymat quoi qu’il puisse arriver, sans aucune interaction entre les membres sauf exception telles qu’une entrevue comme celle de ce soir, étaient les consignes exigées.
Il s’apprêtait à sortir de sa retraite afin de rejoindre l’extérieur, mais des bruits de pas l’obligèrent à se dissimuler de nouveau. Invisible, il vit un couple s’arrêter à quelques pas de lui. Inconscients de sa présence, les deux amants s’embrassèrent avidement avant de disparaître derrière une porte. Louis eut le temps d’identifier la jeune Lavinia Osbourne. Il n’était pas difficile de deviner ce qui se passait derrière cette porte. Dire que la demoiselle avait joué de ses charmes auprès de lui, sur la piste de danse, quelques minutes plus tôt.
Écœuré par la frivolité des humains, il faillit ne pas voir la personne qui passa rapidement devant sa cachette et manqua de peu de la percuter. Heureusement, il avait agi si vite qu’elle ne sembla pas l’avoir remarqué. Agacé par cette perte de temps et tout ce va-et-vient, il déploya ses sens afin de s’assurer que la voie soit bien libre. Un parfum mêlant la cannelle et la lavande l’atteignit déclenchant une avalanche de sensations nouvelles en lui.
La bête rugit et essaya de prendre le contrôle de son esprit pendant qu’une faim démesurée l’assaillit. Il lutta afin de ne pas se laisser dominer par le désir de pourchasser celle qui dégageait cette fragrance et ainsi être apaisé. Gardant les mâchoires serrées pour ne pas hurler, le corps parcouru de frissons, il se recroquevilla dans un coin et attendit quelques minutes que la souffrance cesse, faisant la sourde d’oreille aux gémissements plaintifs de la bête.
Une fois la crise passée, il put de nouveau se mouvoir sans risque ni douleur. Profitant de cette accalmie, il se dirigea précipitamment vers l’arrière de la maison.
L’obscurité envahissait les jardins, ce qui ne le dérangea pas le moins du monde. Nyctalope, il voyait comme en plein jour (même si, en réalité, il n’avait jamais pu apprécier la lumière du soleil).
Après avoir suivi scrupuleusement les indications fournies par son contact anonyme, il contourna une extravagante fontaine, au socle représentant des angelots à moitié nus, avant de déboucher sur un kiosque au centre d’une mini clairière. Un kiosque à musique somme toute ordinaire, accessible par un petit escalier composé d’une coupole arrondie agrémenté de décorations en fer forgé. À première vue, l’endroit était désert, mais c’était le point de rendez-vous fixé. Louis sonda les environs et put ainsi entendre des battements de cœur. Une personne se tenait non loin de lui, dissimulée sans doute derrière des buissons.
Il fut ravi de voir qu’il avait à faire à quelqu’un de prudent.
Dans l’ombre, nous sommes nés…, commença-t-il à réciter afin de s’annoncer.
Il s’agissait de la première partie de la devise de la Ligue. Une sorte de cri de ralliement que seuls les membres étaient autorisés à connaître.
…quand la lumière viendra, nous retrouverons la paix.
Ces paroles furent prononcées par une femme qui s’avança prudemment tout en prenant soin de rester à une distance raisonnable.
Louis prit le temps de l’examiner. Bien que seule une pauvre lanterne vienne éclairer cette partie du parc, il la discernée parfaitement. C’était un petit bout de femme, une jolie brune au visage en forme de cœur, très agréable, un peu trop émacié selon ses préférences habituelles. Mais ce qui le frappa le plus, fut son regard si vert et si profond, qu’il donnait l’impression de vous plonger au cœur d’une forêt en plein été.
— Bonsoir.
— Vous êtes en retard !
Rectification, plutôt une forêt en pleine tempête.
Sidéré, Louis resta sans voix quelques instants avant de se reprendre et d’adopter une attitude condescendante.
— Je vous prierai de ne pas me parler sur ce ton, Mademoiselle. Vous devriez vous estimer heureuse que je sois venu.
— Vous ne manquez pas d’air Milord. Mais trêve de bavardage, chaque minute passée ici nous met en danger.
La jeune femme, dont il ne connaissait pas l’identité, fouilla dans l’une des poches de sa robe et en sortit un de carnet qu’elle lui tendit.
— Tenez. Il s’agit d’une sorte de journal. J’ignore ce qu’il contient, cependant il est assez important pour que Lady Bradford le conserve dans un coffre dissimulé et le mentionne pendant des réunions clandestines tardives où les participants viennent masqués. Ce n’est pas tout. Elle a aussi laissé entendre que l’Ordre s’y intéressait fortement. J’ai glissé à l’intérieur une lettre qui détaille tout.
Louis se rapprocha afin de pouvoir s’en emparer. Quand il fut près d’elle, un parfum de cannelle et de lavande vint une nouvelle fois lui chatouiller les narines.
Oh non, cela ne va pas recommencer, protesta-t-il.
Malheureusement si. Comme quelques minutes plus tôt, la réaction de la bête ne se fit pas attendre. Contrairement à tout à l'heure, il ne put se contenir. Impossible de résister à proximité de la jeune femme. Ses canines s’allongèrent, ses yeux prirent la teinte de l’ambre et il se jeta sur sa proie.
Du moins, telles étaient ses intentions. À la place, une puissante force magique le fit décoller du sol et l’envoya atterrir plusieurs mètres plus loin. Une chute dépourvue de toute grâce vampirique.
Le temps qu’il retrouve ses esprits et se remette debout, il était seul. La jeune femme avait disparu.
À la fois frustré et irrité, il décida de couper court à cette soirée. Il n’avait plus de raison de demeurer ici d’autant plus que ces deux crises rapprochées l’avaient épuisé. Plus tard, il lui faudrait réfléchir à ce qui avait pu les engendrer, car en trente ans, c’était la première fois qu’une telle réaction lui arrivait.
Règles de bienséance obligent, il entra de nouveau dans la salle de bal. Ebloui par l’intense éclairage, il resta figé quelques secondes avant de partir à la recherche de son hôte.
Il souhaitait pouvoir le saluer discrètement et fuir cet endroit maudit avant qu’une nouvelle horde de demoiselles ne passent à l’attaque. Malheureusement, ses espoirs furent anéantis lorsqu’il croisa sur son chemin Lady Bradford. Cette dernière, dans une robe de bal rose et noire, le dévisageait tel un fauve prêt à dévorer sa proie.
Piégé !
Réprimant un frisson de dégout, il baisa la main qu’elle lui tendait prenant soin d’afficher son plus jovial sourire.
— Duchesse, vous êtes très en beauté ce soir.
— Milord, vilain flatteur. Je suis ravie que vous nous fassiez l’honneur de votre présence. Dommage que votre frère n’ait pu, lui aussi, se libérer.
— J’en suis navré tout autant que vous, malheureusement ses affairent l’accaparent beaucoup trop ces derniers temps.
— Ce n’est rien, je comprends parfaitement. Mais permettez-moi de vous présenter mon adorable fille, Audrey. Elle démarre sa première saison ce soir.
Sans se départir de son sourire, Louis prit la main de la demoiselle qu’il frôla de ses lèvres avant de la relâcher. Mal à l’aise, elle se mit aussitôt à rougir. Elle était jolie, il l’admettait volontiers, mais elle ne l’attirait nullement. En réalité il avait toujours préféré les femmes plus mûres aux vierges effarouchées. Cependant, afin de rester en bon terme avec le Duc pour la réussite de sa mission, il endossa le rôle du parfait gentleman.
— Enchanté Mademoiselle. Vous êtes ravissante, vous tenez sans conteste votre beauté de votre mère. Votre carnet de bal est certainement complet, mais puis-je tout de même espérer partager une valse avec vous ?
— Mais bien entendu, intervint Lady Bradford. Amusez-vous bien, je vais saluer Lady Miller en attendant votre retour.
En observant sa fille au bras d’un des meilleurs partis de Londres Lady Bradford jubilait. Certes, elle aurait préféré qu’Audrey épouse le Duc, mais son frère ferait très parfaitement l’affaire. Tout le monde savait qu’il était aussi riche que séduisant. Quand Audrey serait devenue Lady Matharel, sa famille serait la plus prisée de la capitale.