Une soeur (Bastien Vivès – Editions Casterman)
Antoine est un garçon timide et rêveur. Malgré ses 13 ans, il reste un enfant plus qu’un adolescent. En gros, il consacre l’essentiel de son temps à dessiner et jouer avec Titi, son petit frère, avec qui il partage une passion commune pour les Pokémon. Comme chaque été, Antoine, Titi et leurs parents passent l’intégralité des mois de juillet et août dans une maison de vacances située sur l’île aux Moines, en Bretagne. Leurs journées y sont rythmées par les parties de chasse aux crabes, les jeux sur la plage, les puzzles et bien sûr le dessin. Un programme immuable et rassurant. Mais cette année, tout est différent. Un matin, Antoine et Titi découvrent une troisième personne qui dort dans leur chambre. Elle s’appelle Hélène et elle a 16 ans. Sa mère vient de faire une fausse couche. Du coup, les parents d’Antoine les accueillent pendant quelques jours, histoire de leur changer les idées. Alors que les adultes s’occupent de leur côté, Antoine reste avec Hélène. Evidemment, dès le premier regard, le jeune garçon est envoûté par cette jeune femme à la fois belle et mystérieuse. Désormais, ce ne sont plus des Pokémon qu’il dessine dans son carnet, mais des portraits d’Hélène. Dès qu’il ferme les yeux, c’est elle qu’il voit. Au fil des jours, une belle complicité naît entre Hélène et Antoine. Loin de le snober, la jeune fille le prend sous son aile. Elle prend un malin plaisir à le dévergonder, en l’emmenant avec elle en soirée ou en l’incitant à prendre sa première cuite. Grâce à Hélène, le jeune garçon découvre un tout nouveau monde: celui de l’adolescence. Les autres ados qui les croisent sont persuadés qu’Hélène et Antoine sont frère et soeur… mais ils se trompent! Car en réalité, ce n’est pas de l’amour fraternel qu’il ressent pour elle, mais de l’amour tout court.
La sortie du roman graphique « Une soeur » est à coup sûr l’un des événements BD de l’année. Occupé depuis six ans par la série d’action « Lastman », dont neuf albums sont parus à un rythme infernal depuis 2013, Bastien Vivès s’offre une petite escapade. Le temps d’un album, il revient au style intimiste qui l’a fait connaître, grâce à des récits aériens et délicats tels que « Le goût du chlore » et l’inoubliable « Polina ». Lorsqu’on regarde l’impressionnante bibliographie de Bastien Vivès, on a peine à croire que ce surdoué du Neuvième Art a seulement 33 ans. A l’aise sur tous les terrains, il passe de l’humour à la profondeur avec une aisance déconcertante. Cela dit, même si ça paraît bateau de le dire, « Une soeur » est clairement l’album de la maturité pour l’auteur parisien. Au niveau graphique, sa maîtrise est totale. D’album en album, Bastien Vivès adopte un trait de plus en plus épuré, parfois même à la limite de l’abstrait, avec des personnages dont on ne voit pas toujours le visage. Il suffit de comparer « Une soeur » avec l’album « Elle(s) », sorti il y a 10 ans et qui vient d’être réédité par Casterman, pour découvrir à quel point le dessin de Bastien Vivès a évolué vers un style unique et élégant.
Au niveau narratif aussi, Vivès est au sommet de son art. Dans « Une soeur », il raconte avec une sensibilité rare les premiers émois amoureux et érotiques d’un jeune garçon, en soignant particulièrement les cadrages et les dialogues et en n’hésitant pas à mettre ses lecteurs mal à l’aise par moments. A cet égard, « Une soeur » ressemble à du cinéma d’auteur. « C’est vrai, mes influences sont très cinématographiques », reconnaît Bastien Vivès dans une interview sur France Inter. Son album s’inspire en particulier de l’univers de « Diabolo Menthe » et « La Baule-les-Pins », deux films de Diane Kurys qui se déroulent dans un cadre idyllique, mais dans lesquels les personnages vivent des drames. L’autre film ayant inspiré Bastien Vivès pour « Une soeur » est « Lost in Translation », de Sofia Coppola. « C’est un film que j’ai beaucoup regardé et qui m’a influencé en termes de rythme », explique l’auteur. « Le point commun entre ce film et mon récit se situe avant tout dans le côté parenthèse enchantée. C’est l’histoire de deux personnes qui viennent de deux univers différents et qui se rencontrent pendant un court moment. » Il s’agit sans doute aussi de la BD la plus personnelle de Bastien Vivès, qui a mis beaucoup de lui dans le personnage d’Antoine. « Oui, il y a des éléments autobiographiques comme l’île aux Moines ou le fait de dessiner avec mon petit frère, ce que je faisais tout le temps », dit-il. « Mais la comparaison s’arrête là. Pour le reste, tout le bouquin n’est qu’un immense fantasme. Personnellement, j’ai vécu mon adolescence très tard. Je n’ai donc pas croisé de fille comme Hélène, et certainement pas à cet âge-là. C’est une sexualité fantasmée. Je trouvais intéressant de raconter l’histoire d’un personnage qui passe de l’enfance à l’adolescence en l’espace d’une semaine. » Au final, cela donne un récit hors du temps, gravitant entre légèreté et noirceur. Un album fascinant.