Journal d’une fumée
Ils te gonflent le monde. Ils te gonflent tous, là, avec leur univers fermé, recroquevillé, pourrissant. Et, plus le monde te gonfle, plus tu tires sur moi pour te remplir de ma fumée nuisible. Comme si j’y pouvais quelque chose. Je n’y peux rien, mon coco. Je n’y peux rien, mais je t’apaise, n’en déplaise aux médecins, n’en déplaise à l’hygiénisme fade.
Tu me fumes comme tu voudrais fumer le monde, comme si une combustion de la réalité était possible.
Tu me fumes et tu oublies ton café, que tu boiras peut-être après, peut-être froid, peut-être dégueulasse.
Je laisserai dans ta bouche ce goût amer et sec que tu aimes pourtant.
Les mots affamés
Il chuchote. Il chuchote des choses de telle sorte que les choses en question semblent se chuchoter d’elles-mêmes. Un grésillement d’insecte. Un babil d’enfant calme. Une radio mal réglée. Les sons sont si bas que l’on entend autant les bruits que fait sa bouche en les articulant. Un bruit liquide que quelques consonnes durcissent par moment. Ses yeux sont mi-clos, un air grave drape son visage, comme un linceul sur un corps sans vie.
La voix se hisse sur des tonalités plus escarpées : il parle désormais. Ses mains s’agitent et dessinent dans l’air des arabesques roses. Il s’emballe. Son interlocuteur doit s’inquiéter. Son interlocuteur a peur. Son interlocuteur est le vide dans la pièce. À la limite, les chaises, la petite table et le lit écoutent, sans broncher, empêtrés dans leur vie monotone.
Il est debout. Il est droit, le doigt pointé vers le plafond, vers le ciel peut-être. Et les mots sortent lentement de sa bouche. Timides tout d’abord, ils osent dépasser la limite des lèvres gercées. Une lettre après l’autre, comme autant de pattes, les mots bestioles débordent sur son menton, s’embronchent dans sa barbe hirsute, ils risquent de s’y perdre, mais, vaillants, ils surmontent l’obstacle et descendent le long de sa maigre silhouette. Ils arrivent par terre, démultipliés, renforcés. Ils caracolent sur le parquet. Ça crépite. Ça chahute pour se frayer un chemin à travers l’espace. Les mots n’ont pas de sens, sont sans queue ni tête. Qu’importe : ils courent, du sol au plafond. Ils envahissent, ils colonisent le vide. Sur les murs ils grimpent avec ardeur, opiniâtres et indépendants. Ils se faufilent dans chaque recoin, leur sonorité grouille, partout. Partout ils se glissent, aisément, sans demander leur reste.
Lui, il continue, il débite des paroles dépourvues de cohérence. Le grouillement se fait musique, petit concert réservé aux initiés. Les objets ne bronchent pas, tandis que les mots bouffent l’ensemble. Sa bouche n’en peut plus. Les mots sont sur son corps ; ils le dévorent aussi, comme autant de charognards motivés par la faim.
Tu ouvres la pièce. Un homme gît, méconnaissable, carcasse noircie par la parole. Les mots l’ont dévoré.