271. — Il faut avoir mené une vie bien terne, bien reculée, bien triste, pour croire que tous les êtres se valent.
272. — Nous avons inventé le multiple pauvre et même la multiplication qui soustrait : multipliez les échanges commerciaux et vous perdez des emplois, multipliez les moyens de communication et les échanges verbaux se réduisent à des borborygmes. Et à force de vouloir se mettre à la place de tout le monde, plus personne n’est à la sienne.
273. — La crédulité, l’ignorance et le sentimentalisme niais de l’Occidental moyen permettent à quelques Américains sans scrupules (la race n’en est pas rare) de faire des fortunes avec les lieux communs les plus éculés et la pesante sagesse des nations transformée en bouillon de gallinacé pour l’âme.
274. — Savoir se débarrasser de soi-même, ce serait sortir enfin de l’adolescence. Combien n’y parviennent que dans la mort !
275. — Si les chats se frôlent à nous souvent, ce n’est pas pour nous flatter, c’est pour s’assurer à nouveau de notre existence : nous leur apparaissons de si improbables créatures avec notre inélégance et cette étrange insomnie qui nous tient perpétuellement éveillés quand eux, souverainement, nous dorment au nez.
276. — Les poètes sont des gens rares qui savent faire des crocs-en-jambe au réel en faisant trébucher la langue. En ces temps où la langue de bois dur des médias fait marcher le réel au pas de l’oie, ou plutôt de la dinde, c’est un rappel précieux qu’il est d’autres réalités que celle qui nous troue le regard.
277. — Jeune, moins on a de choses dans la tête, plus on devrait se sentir vieux. L’ignorance et l’incuriosité sont des condamnations à la sénilité. Qui de nos jours frappe de plus en plus tôt.
278. — Les médias forment une gigantesque chambre d’écho dans laquelle la réverbération est telle que toute profération, toute apparition y deviennent aussitôt parole d’évangile et épiphanie divine. Confortablement perdus dans ce monde de répercussions, ceux qui en vivent renvoient aussitôt en toute bonne foi leurs adversaires à l’horreur de la répétition dont on se débarrasse d’un haussement d’épaules lassé (« on connaît la chanson ») qui permet de faire l’économie non même d’une réfutation mais simplement d’une réponse. Ainsi toute vérité n’est-elle que médiatique, par définition. Tout ce qui campe en dehors de l’espace enchanté des médias est préjugé, erreur, survivance, nostalgie, voire cette suave « résistance au changement » qui permet de se débarrasser vite fait de tout ce qui n’est pas « tendance ».
279. — Les menteurs dignes de ce nom sont des illusionnistes de la conscience : ils finissent par se convaincre eux-mêmes de la vérité de ce qu’ils avancent.
280. — On reconnaît les millionnaires à l’aise (il y en a des coincés, beaucoup), au fait qu’ils ne portent plus de cravate. Seuls les aspirants et les subalternes se soumettent à la prise de col.
Notice biographique
Écrivain, sémioticien et chercheur, Jean-Pierre Vidal est professeur émérite de l’Université du Québec à Chicoutimi où il a enseigné depuis sa fondation en 1969. Outre des centaines d’articles dans des revues universitairesquébécoises et françaises, il a publié deux livres sur Alain Robbe-Grillet, trois recueils de nouvelles (Histoires cruelles et lamentables – 1991, Petites morts et autres contrariétés – 2011, et Le chat qui avait mordu Sigmund Freud – 2013), un essai en 2004 : Le laJbyrinthe aboli – de quelques Minotaures contemporains ainsi qu’un recueil d’aphorismes,Apophtegmes et rancœurs, aux Éditions numériques du Chat qui louche en 2012. Jean-Pierre Vidal collabore à diverses revues culturelles et artistiques (Spirale, Tangence, XYZ, Esse, Etc, Ciel Variable, Zone occupée). En plus de cette ChroJnique d’humeur bimensuelle, il participe occasionnellement, sous le pseudonyme de Diogène l’ancien, au blogue de Mauvaise herbe. Depuis 2005, il est conseiller scientifique au Fonds de Recherche du Québec–Société et Culture (F.R.Q.S.C.).