— ORIGINER ne s’emploie pas ainsi, monsieur Lambert. Sachez-le ! Votre copie en est truffée. La tribu originera par-ci, les enfants originèrent par-là ! Voyez ce travail ! lança le professeur, avec le ton d’un crieur de vente aux enchères, en brandissant la copie de l’étudiant qu’il pointait du doigt.
Le professeur triait les travaux, son gros ventre rebondi lui servant de tablette. Le contraste entre son habit gris et son imposant blouson rouge lui conférait un look de père Noël. Quand ses doigts atrophiés par la graisse cessaient de courir comme des ballerines obèses sur les feuilles, il se mettait alors à lire des parties à haute voix, rigolant, ironisant, apostrophant l’un, ridiculisant l’autre.
— La consigne était de me décrire le début de l’humanité dans la tête des premiers humains. Vous pouviez vous situer n’importe où à partir d’il y a 3 millions d’années jusqu’à l’apparition des premiers écrits, il y a 3 300 ans. Vous deviez concevoir la pensée d’un humain, situé dans une époque précise, imaginant le début des temps. Dans sa tête à lui. Avec ses facultés à lui. Selon SON propre développement. Pas dans les têtes scientifiques de Darwin, d’Hubert Reeves ou de Gabriel de Mortillet. Je n’avais pas demandé non plus de rédiger des contes pour enfants, de rabibocher de vieilles thèses ou de divaguer.
L’épouvantable enseignant, rubicond comme son blouson, lut tous les travaux, un à un, soulignant avec un plaisir évident les informations erronées, les fautes d’orthographe, retouchant les notes personnelles et dénigrant les contenus sur lesquels les jeunes étudiants avaient travaillé, sans aucun doute, pendant de longues heures.
Il regarda soudainement la foule dans l’amphithéâtre et déclara, comme s’il s’était agi de l’annonce de la fin du monde : « Et maintenant… J’ai gardé mon préféré pour la fin… Comme le dernier clou d’un cercueil. Et j’ai nommé monsieur Georges… Allez ! Présentez-vous. »
Sursautant en entendant son prénom, le jeune homme releva la tête. Au moment où il fut tiré de sa rêverie, il était en train d’observer les jambes de sa voisine, laquelle rabaissa sa jupe en le fusillant d’un regard meurtrier.
— Trois élèves ont parlé d’extraterrestres, mais Georges bat les deux autres à plate couture. Notre monsieur Georges est même le seul de cette salle à avoir dédicacé son… travail intitulé Le début de la fin, à toutes les femmes de notre planète, à leurs jambes et à leurs sourires.
Georges se retint de tourner les yeux vers les jambes effilées de la jeune dame qui l’épiait du coin de l’œil.
— Si je vous résumais la pensée « géorgienne », car, je vous le rappelle, c’est dans SA tête à lui qu’on imagine le début des temps, alors, j’irais comme suit. La fin de la planète Terre est un début pour monsieur Georges et son peuple. Après la destruction rapide de toute l’humanité, Georges marcherait bêtement pour aller retrouver son père dans sa soucoupe volante…
« Et vous savez comment nous allons mourir ? Tous les humains qui auront vécu sur la Terre auront été empoisonnés par les gaz soufflés dans l’atmosphère grâce à une paille géante insérée au centre de notre planète. Ladite paille aura réussi à percer toutes les couches rocheuses, à se frayer un chemin dans la complexité des liquides, des solides et de toute la masse atomique. Bref, le papa de Georges et toute son équipe extraterrestre foreront la Terre avec des tuyaux assez puissants pour ensuite expulser des gaz hautement toxiques, si puissamment que les émanations tueront net les six milliards d’humains en une toute petite seconde… Pouf ! Fini la planète bleue et ses minables Terriens ! C’est ça, Georges ? »
Le jeune homme acquiesça d’un timide signe de tête.
« Sept cents ans ? C’est cela, car vous écrivez avoir passé une semaine sur la Terre, d’après la temporalité de votre planète et vous dites qu’une journée chez vous équivaut à un siècle pour notre humanité. Donc, si je fais un autre calcul rapide, vous seriez arrivé vers l’an 1308, pendant le procès des Templiers, en France. Oh ! En passant… Quelque 160 ans plus tard, auriez-vous rencontré François Villon par hasard ?
« Vieille branche ! le nargua le professeur. Pouvez-vous me dire ce qu’est devenu ce grand poète après 1463 ? Parce que, dans les livres, on ne sait pas ce qui lui est arrivé. Vous pourriez peut-être m’informer ? »
— Il s’est pendu à quarante ans, monsieur ! répondit nerveusement Georges à voix basse, les yeux baissés vers les mollets de la fille.
— Tiens ! Sacré Villon ! Parlez-moi donc de Marie-Antoinette ! Sacrée Marie ! Elle a réagi comment quand on a coupé la tête de son bonhomme ? Avez-vous entendu son célèbre « Pardonnez-moi, monsieur » quand elle s’est adressée à son bourreau, Samson, après lui avoir accidentellement marché sur un pied et juste avant que celui-ci ne lui tranchât la tronche.
— Elle pleurait. Marie-An… pleurait beaucoup, rigola Georges, discrètement, tout en lançant un regard langoureux à Élisabeth… Élisabeth, car il était parvenu à déchiffrer son prénom sur son cartable.
— Vous permettez que je termine ? Je vous lis en rafales quelques phrases. Sur l’amour…
« J’ai connu de grandes beautés éthérées que je pense avoir aimées. Je ne sais pas trop ce que
Autres rires…
— Je trouve fort dommage que vous n’ayez pas pu venir un mois sur notre Terre, plutôt qu’une seule petite semaine… Vous auriez connu Socrate et Jésus-Christ !
Un étudiant, assis à l’avant, s’esclaffa si fort qu’il faillit s’étouffer.
En continuant de s’acharner, le prof essoufflé regarda l’assistance en remontant péniblement les marches de l’estrade et en s’appuyant au bord du tableau noir.
— Dans notre monde, « originer » est un verbe qui s’emploie de toutes les façons, monsieur, lança Georges, d’une voix très basse.
— Vous vous croyez prophète ? répliqua l’enseignant.
Excédé, Georges se leva subitement, rouge de colère. Il regarda une dernière fois les jambes d’Élisabeth, se leva et marcha jusqu’à l’estrade qu’il gravit lentement. Il prit un élan et poussa le professeur, lequel vacilla quelques secondes avant de s’écrouler en un gros tas d’os qui s’amoncela au-dessus d’un tas de linge gris et rouge et d’une paire de lunettes ridicules.
Notice biographique
Née à Roberval en 1969, Chantale Potvin enseigne le français de 5esecondaire depuis 1993. Elle a publié cinq romans soit :
-Le génocide culturel camouflé des indiens
-Ta gueule, maman
-Les dessous de l’intimidation
-Des fleurs pour Rosy
-T’as besoin de moi au ciel ?