Deux hommes en colère

Deux hommes en colère

Duel (Renaud Farace – Editions Casterman)

C’est l’histoire incroyable d’un duel qui ne se termine jamais. Un duel qui, au fil des ans, prend une dimension quasiment mythique. Non seulement parce qu’il oppose deux des hussards les plus braves de la Grande Armée, mais aussi parce que plus personne n’est en mesure de dire comment leur dispute a commencé ni pour quelle raison les deux gaillards se haïssent tant. A cette époque, Napoléon a pourtant interdit les duels, de peur que ceux-ci ne fassent trop de victimes parmi ses officiers, alors qu’il a besoin d’eux pour conquérir l’Europe. D’ailleurs, c’est pour cette raison que le lieutenant Armand d’Hubert, un brillant militaire issu de l’ancienne noblesse picarde, est chargé de mettre aux arrêts le lieutenant Féraud, qui vient une nouvelle fois de se battre en duel au petit matin dans les rues de Strasbourg, malgré l’interdiction formelle de l’Empereur. Le hic, c’est que d’Hubert provoque la colère du bouillonnant Féraud en venant l’arrêter sous les yeux de la séduisante Madame de Lionne. Du coup, le fier Gascon provoque d’Hubert en duel. Celui-ci ne veut pas se battre, bien sûr, mais finit par être obligé de se défendre afin de sauver sa peau. C’est le début du fameux duel qui va opposer les deux hommes pendant vingt ans. Régulièrement, Féraud et d’Hubert se retrouvent face à face, mais sans jamais parvenir à se départager de manière définitive. Il faut dire que tous deux manient l’épée comme des champions d’escrime. D’ailleurs, quand ils ne sont pas en train de se chercher querelle, les deux hussards s’illustrent activement sur les différents champs de batailles de Napoléon, ce qui leur permet de monter progressivement en grade au sein de la Grande Armée. Mais ils n’oublient jamais leur duel pour autant, car celui-ci est pour eux une véritable obsession. L’un des deux finira-t-il par l’emporter?

Deux hommes en colère

Ce n’est pas la première fois que la nouvelle « Le Duel » de Joseph Conrad fait l’objet d’une adaptation. En 1977, elle avait déjà inspiré le réalisateur de cinéma Ridley Scott pour son premier long-métrage, « Les Duellistes », avec Harvey Keitel et Keith Carradine. Quarante ans plus tard, Renaud Farace fait au moins aussi fort que le réalisateur de « Blade Runner » et de « Gladiator ». Avec cette bande dessinée, qu’il a mis trois ans à réaliser, on peut même dire qu’il réussit un véritable tour de force narratif et graphique. A priori, on pourrait se dire qu’il est impossible de tenir en haleine des lecteurs en racontant sur près de 200 pages l’histoire d’un invraisemblable règlement de comptes entre deux soldats orgueilleux au XIXème siècle. Et pourtant, il y arrive! Il faut dire que Renaud Farace a étudié la psychologie avant de devenir auteur de bande dessinée. Et cela se sent, car la manière dont il fait vivre l’opposition aussi héroïque que ridicule entre Féraud et d’Hubert tient du grand art. Ce qui fait tout le sel des deux personnages principaux de « Duel », c’est que ce ne sont pas deux simples ennemis. Il s’agit aussi de deux mondes qui se rencontrent: l’un vient d’un milieu modeste dans le Sud, l’autre est un noble du Nord de la France. L’un séduit facilement les femmes, l’autre se montre beaucoup plus maladroit en la matière. L’un est un inconditionnel de l’Empereur, l’autre n’est pas totalement opposé à un retour de la monarchie. Et pourtant, leurs trajectoires sont très semblables, car seul leur duel homérique les fait véritablement avancer. D’ailleurs, se détestent-ils vraiment ou ne s’agit-il que d’un jeu entre eux? Leur alliance fraternelle lors de la terrible retraite de Russie est en tout cas de nature à semer le trouble… Et puis, il y a les graphismes. Le dessin en noir et blanc de Renaud Farace est bluffant de maîtrise. Lors des duels, les pages se teintent de rouge, afin de souligner encore un peu plus le côté sanglant de ces affrontements d’un autre temps. On l’aura compris: « Duel » est un roman graphique incontournable sur l’honneur et la violence. Comme dirait l’autre, c’est beau et con à la fois. Mais c’est surtout très beau!