Et bien, une fois n'est pas coutume, je suis de nouveau absolument soufflée par le prix de Flore.
Double nationalité est un roman qui mêle à peu près tout ce dont je raffole : un style et une voix inédits, un intrigue romanesque, des personnages éloignés des stéréotypes et des sentiers battus, et de l'humour à revendre.
Rentrons un peu dans le détail.
La narratrice est en quelque sorte la "conscience" de la protagoniste, et semble s'adresser à elle à la deuxième personne du pluriel (car c'est une princesse, il convient de vouvoyer les princesses), elle décrit avec force précisions ce qui l'entoure, et les préoccupations qui la taraudent. Si certains récits avaient déjà adopté le "tu" et le conservaient de bout en bout, explorant une narration originale, celle déployée par Nina Yargekov est plus originale encore, et fonctionne à merveille, car s'il m'est presque toujours arrivé de me lasser du "tu" et de le trouver spécieux, ce "vous" autoritaire et humoristique m'a tout à fait convaincue (cf extraits ci-dessous pour mieux comprendre de quoi il est question).
La protagoniste est une jeune femme, qui "reprend conscience" dans un aéroport, ignorant d'où elle vient, où elle va, où elle est, et surtout qui elle est.
A partir des maigres effets qu'elle transporte - une valise, deux passeports, un cahier vierge -, elle entreprend de mener l'enquête, et de recouvrer son identité, ou, à défaut, de la reconstruire.
Et cette identité s'articule notamment autour de l'épineuse question de la nationalité de la demoiselle. Car l'un de ses passeports est français, et l'autre yazigue, de Yazigie, un "minuscule Etat enclavé entre la Pologne et l'Ukraine avec beaucoup de pommes de terre et aucun littoral".
D'après ces passeports, elle se prénomme Rkvaa, et elle a tôt fait de découvrir qu'elle réside en France depuis son enfance, bien qu'originaire de Yazigie, où vit encore sa grand-mère, et qu'elle est traductrice-interprète. Le reste s'élabore peu à peu autour de ce noyau, mais vient bientôt se heurter à l'impératif sommé par la France, cette nouvelle loi selon laquelle il serait désormais interdit de conserver une double nationalité, et il faudrait choisir.
Les questions abordées par la narratrice sont d'ordre culturel, identitaire biens sûr, politique et sociologique également. Elle nous entraîne avec elle dans ses questionnements interminables, ses émotions qui ressemblent à des montagnes russes, ce train de pensée dont on pourrait croire qu'il ne s'arrête jamais, car ça fuse dans tous les sens, et il est proprement hilarant de voir comment les concepts et théories qu'elle a pu apprendre sont recyclés pour s'appliquer à des situations concrètes tout à fait éloignées.
La prose est succulente, foisonnante, elle regorge d'ironie et de second degré, je m'y suis vautrée dans la plus grande béatitude, trop heureuse de rencontrer enfin un livre me donnant le sentiment d'être en phase avec son auteur. Nina, je suis ta très obligée, comprends, je te kiffe absolument.
Alors, bien sûr, c'est un pavé - 676 pages -, mais ça vaut le détour.
L'auteur évoque, au moyen de cette mise en scène inventive, des questions actuelles, sur lesquelles on peut avoir des idées reçues, voire pas d'idée du tout. Par ce biais, elle nous tire de l'indifférence confortable qui constitue notre lot quotidien sur nombre de sujets qui, de prime abord, semblent ne pas nous concerner, et qui sont néanmoins capitaux dans la vie et le fonctionnement d'une démocratie.
Ajoutez à cela que les ressorts romanesques sont maniés avec art, jusqu'à la toute dernière page, jusqu'au tout dernier mot, orchestrant un moment d'excitation pure, lorsqu'un frisson vous parcourt et que vous vous rendez à l'évidence du constat que vous espériez tant : ce bouquin est magique, ce bouquin est un péché pignon, ce bouquin va me rester en tête pendant des jours, et se ranger gentiment et directement parmi les grandes lectures de l'année.
"Au final : pas d'arme, pas d'objet contondant, pas d'explosifs, tout va bien en somme. Et pas non plus de coussin de rembourrage dans votre soutien-gorge, c'est une bonne nouvelle, vos seins ne vous paraissaient déjà pas très gros vus d'en faut, cela vous aurait fait mal au cœur qu'il y en ait encore moins que prévu."
"Vous ouvrez la porte de votre appartement [...] et vous vous annoncez, coucou chéri je suis rentrée, je souffre d'un léger trouble de la mémoire mais ne t'inquiète pas tout va bientôt rentrer dans l'ordre, vous êtes une adepte de l'ingénieuse tactique du salami comme on l'aura noté, une mauvaise nouvelle doit être annoncée tranche par tranche et non d'un bloc, ainsi l'interlocuteur s'habitue progressivement au lieu de faire une vilaine réaction de rejet. Cependant vous êtes forcée de constater [...] que votre logement est radicalement dépourvu de mari [...]. Et comme si cela ne suffisait pas, votre décoration intérieure a un cruel message pour vous : les chaises de camping et la planche avec tréteaux en guise de bureau ne suggèrent qu'assez faiblement une situation patrimoniale compatible avec la thalassothérapie, adieu enveloppements d'algues, affusions dynamiques et drainage marin.
Un instant vous reprenez espoir, que vous êtes étriquée de la norme sociale, pourquoi un mari, pourquoi pas une épouse [...]. Mais en fait non : votre imaginaire érotique est désespérément hétérosexuel, là-dessus votre stock de données mobilisables est absolument formel. Vous êtes célibataire. Vous êtes seule. Vous êtes un bébé photon perdu dans un champ électromagnétique, qui a froid, qui a faim, qui est orphelin."
"Avez-vous seulement déjà fait l'amour en hongrois, avez-vous acquis le lexique, avez-vous l'expérience idiomatique? [...] si vous vous trompez de registre, si vous employez un mot ridiculement enfantin ou au contraire trop pornographique ce sera le désastre. [...]L'idéal serait de visionner des vidéos hongroises de sexe amateur en prenant des notes, en faisant des fiches, [...] en tout état de cause quitter l'étreinte de votre avocat afin d'aller regarder une vidéo érotique sur internet est absolument exclu, [...] il ne comprendrait pas. Alors vous sauvez les meubles par le contournement [...], et partant de là vous la jouez métaphore juridique, [...] oh oui viens entamer ta procédure de saisie, j'adore lorsque tu me perquisitionnes profondément, lui cela l'amuse beaucoup, mais vous pas du tout, c'est un pis-aller, vous ne dites pas ce que vous voulez mais ce que vous pouvez, enfermée dans un carcan, linguistiquement captive."