L'Irlandaise Maggie O'Farrell à son meilleur

Par Lucie Cauwe @LucieCauwe

Maggie O'Farrell. (c) Ben Gold.


Les voies du Seigneur sont impénétrables, dit-on. Celles de l'amour aussi, surtout quand elles sont orchestrées par une orfèvre telle que Maggie O'Farrell. On savait l'Irlandaise diablement forte à construire ses romans, mais le dernier paru, son septième, "Assez de bleu dans le ciel" ("This must be the place", traduit de l'anglais (Irlande) par Sarah Tardy, Belfond, 478 pages), pulvérise sa virtuosité. Des héros formidables et une construction plus qu'habile font de ce livre sur l'amour et ses détours son meilleur - jusqu'à présent.
Il y a longtemps qu'un roman ne m'avait pas emballée de la sorte. Il m'a portée! Bien sûr, je ne lis pas tout ceux qui sortent et j'en ai sans doute raté de très bons. Mais parmi ceux qui me sont passés entre les pattes, "Assez de bleu dans le ciel" me laissera un souvenir impérissable. Par son histoire et par son écriture, travaillée, libre et inventive. Il y est question de Daniel, un Américain habitant en Irlande avec sa deuxième épouse, Claudette, une ancienne star de cinéma qui a tout planté là pour vivre loin de la célébrité. Autour d'eux gravitent une nuée de personnages extrêmement présents lors de leurs interventions, hier, avant-hier ou aujourd'hui. Résumer les choses ainsi serait injuste pour le talent de Maggie O'Farrell qui a choisi de donner la parole à ses différents protagonistes à différents moments de l'histoire, complexe mais toute en nuances - chaque intervention est titrée, signée, localisée et datée. Un ping-pong dans le temps et entre les gens extrêmement captivant où le moindre détail est étudié.
Ah, elle nous gâte, la romancière, et rien n'est à redire dans ces quasi cinq cents pages prenantes, traduites avec fluidité. Qui sont Daniel et Claudette, ces deux que rien n'amenait à se croiser un jour? Quels sont leurs fantômes, leurs secrets, leurs espoirs, leurs rêves? Quelles peines portent-ils chacun, perceptibles par leurs enfants, ceux qu'ils ont eus séparément et ceux qu'ils ont ensemble? Quels démons fuient-ils? Le présent peut-il chasser le passé? Un temps sans doute, jusqu'à ce que ce dernier vienne se rappeler au bon souvenir. C'est ce qui est arrivé à Daniel. En chemin pour l'aéroport et les Etats-Unis où il se rend à l'anniversaire de son père, il apprend par la radio de l'auto le décès de Nicola, son premier amour...
Une scène initiale sur laquelle va se greffer une formidable saga dans le temps et le monde, rendant chaque personnage avec justesse et sans jamais le juger. Orchestrant un chassé-croisé palpitant et émouvant. La radiographie du mariage de Daniel et Claudette s'avère aussi riche de découvertes pour les créatures de Maggie O'Farrell que pour le lecteur lui-même. Pas question de la restreindre à un résumé des faits, surtout qu'ils ne nous sont pas présentés dans l'ordre chronologique. Ce serait retirer la virtuosité d'un texte qui se découvre avec enchantement dans son dédale! Quel talent! La romancière mène son petit monde de main de maître, scrutant la blancheur et la noirceur des êtres sans jamais les juger mais en les accompagnant dans leur chemin, même escarpé. Les voies de l'être humain seraient-elles impénétrables? Elles sont en tout cas habilement démontées dans un roman intense, somptueusement écrit, dont on savoure chaque ligne.
On peut lire le début de "Assez de bleu dans le ciel" ici.
A noter une nouvelle édition du premier roman de Maggie O'Farrell, "Quand tu es parti" (traduit de l'anglais (Irlande) par Marianne Véron, Belfond, 384 pages, 2000, 2017, extrait en ligne ici).

Pour mieux comprendre l'art de la romancière, ce texte, provenant du site des éditions Belfond. C'est exactement ça, et particulièrement vrai pour son dernier roman en date, en lice pour le prix Costa 2017, faire disparaître les échafaudages.

UNE JOURNÉE DANS LA PEAU DE MAGGIE O'FARRELL

La plupart du temps, les écrivains ont des idées quand ils ne sont pas à leurs bureaux, quand ils regardent ailleurs, quand ils sont pris dans le tourbillon du quotidien. La vaisselle, la lessive, les allers-retours pour l'école, les grands débats avec les enfants pour savoir si, oui ou non, il est nécessaire de porter un manteau en décembre…
C'est, en tout cas, ce que j'essaie de me dire. L'idée qu'il y a un "jour d'écriture" me fait rire, et me rend presque hystérique. Vivre avec des enfants empêche une telle routine. La semaine dernière, par exemple, mes "matinées d'écriture" étaient interrompues voire balayées par les déboires de santé de mon chat; ma fille, dessinant sur mes notes; un enfant malade renvoyé de l'école; des allers-retours pour des répétitions.
Les livres sont écrits envers et contre tout… J'écris en marge et je l'ai toujours fait. J'ai rédigé mes deux premiers romans alors que je travaillais à plein temps; le troisième dans un étrange espace-temps, après ma démission et avant l'arrivée de mes enfants. Ensuite, mon fils est né et je me suis découvert des talents cachés, comme jongler avec un stylo et un bloc-notes alors que je donnais le sein, trouver une table de café qui puisse accueillir une poussette et un ordinateur, divertir un bambin tout en donnant un coup de téléphone important.
Ecrire en marge me convient. Je crois vraiment qu'un livre a son propre moteur, toujours en marche, quelque part, dans notre esprit. Alors que j'étais en train de venir à bout de la dernière version de mon nouveau roman, "Assez de bleu dans le ciel", j'ai remarqué que j'avais utilisé le mot "pénombre" deux fois. Très ennuyeux. "Pénombre" est très beau, mais vous ne pouvez pas abuser de ce terme, pas même dans un roman de 130.000 mots. J'ai donc passé mes journées à tenter de trouver des synonymes. "Halo", "crépuscule", "auréole", "voile"? Et puis un de mes enfants a été malade et alors que j'étais en train de nettoyer les dégâts au beau milieu de la nuit, le mot "couronne" m'est apparu. "Couronne", j'ai pensé, avec soulagement, avec joie, et, satisfaite, j'ai fourré tout le linge dans la machine.
Il n'y a rien de plus dangereux pour les bons écrivains que d'avoir trop de temps, trop de liberté. On a besoin de ce système de "filtration", qui nous empêche d'être à notre travail. Vous devez vous mettre à votre clavier avec envie. Il faut s'asseoir à son bureau en souhaitant démêler tout ce à quoi on a réfléchi, toutes ces solutions, tous ces changements.
Les enfants sont de très bons éditeurs, alors, non, ils ne balayent pas un manuscrit stylo rouge à la main, mais ils occupent tellement votre temps et votre esprit, que seuls les mots qui en valent la peine atterriront sur la page…
Ils ont également l'art de vous tirer de votre monde imaginaire, de vous forcer à revenir à la vie. Les enfants n'ont que faire du nombre de mots, des métaphores risquées, des casse-têtes lexicaux, des personnages qui n'en font qu'à leur tête… Peins-moi un nid. Aide-moi à trouver un costume de dragon. Voilà ce qu'ils réclament.
Je réécris très fréquemment mes romans. Je ne fais pas vraiment de plan, mais j'aime façonner  mes textes au fur et à mesure de l'écriture. Dans les années 1990, j'ai assisté à des cours de poésie donnés par le poète irlando-américain Michael Donaghy. Il me livra deux conseils qui me sont très précieux. Le premier: soigner chaque mot. Le second: vous aurez besoin d'"échafaudages" pour bâtir le cœur de votre texte, mais n'oubliez pas de les enlever à la fin.
Quand vous faites des coupes dans votre roman, et que vous considérez certains paragraphes comme des parties nécessaires, mais amovibles d'un tout, c'est une grande source de réconfort. Mais il est difficile de déterminer quels sont les paragraphes qui relèvent de l'"échafaudage" et quels sont ceux qui relèvent des fondations. On peut prendre l'un pour l'autre… Mais je me dis que c'est la raison pour laquelle on écrit plusieurs versions.
Source : https://www.theguardian.com/books/2016/dec/17/my-writing-day-maggie-o-farrell, extraits