En Colombie, La Secrète est une grande ferme familiale, dont héritent Pilar, Antonio et Eva, trois frère et sœurs.
La Secrète est le lieu de leur enfance, de leur histoire familiale, un trésor dissimulé, le seul havre de paix qu'ils connaissent.
Pourtant, à mesure que passent les années après la mort de leurs parents, chacun menant sa vie, Pilar auprès d'Alberto et tâchant de préserver La Secrète, Antonio à New York auprès de Jon, son compagnon, et Eva vaquant d'un homme à l'autre et d'une activité à une autre, des divergences naissent, qui les ramènent toujours à La Secrète, tantôt repère paisible, tantôt fardeau ravivant un passé poussiéreux.
A tour de rôle, l'auteur donne la parole à chacun des trois protagonistes, donnant à voir par ce moyen les pensées, les émotions et l'histoire de chacun, mais aussi les liens qui le rattachent aux deux autres. L'auteur adopte un style qui se fait parfois très littéraire, mais ancré néanmoins dans la réalité et les événements, permettant d'appréhender au plus près par exemple la fuite d'Eva lorsque La Secrète est prise d'assaut par les Musiciens et qu'elle est traquée sans relâche, ou les désillusions de Pilar lorsqu'elle voit la Secrète transformée et perdre peu à peu le visage qui a si longtemps été le sien.
Le roman se centre sur un lieu qui constitue un personnage à part entière, et à la déchéance duquel on assiste, tout comme la fratrie qui lui voue des sentiments ambigus. Après sa fuite, Eva entretient avec la Secrète une relation complexe, et l'on devine la distance qui s'est creusée entre elle et le lieu de son enfance, où elle ne vient guère plus que pour nager dans le lac, quand l'idée des noyés charriés par les flots de tous temps ne l'en dégoûte pas. Antonio est déchiré, entre Jon et la vie new-yorkaise qu'il a choisie, et cet endroit qui lui est nécessaire pour puiser à la source de son être, retrouver l'équilibre et l'identité qu'il interroge souvent. Pilar est le pilier, la sœur aînée, dépositaire de la mémoire familiale, celle dont la vie, en apparence, est la plus rangée, qui porte à son tour ses propres secrets, sa propre croix.
La Secrète nous raconte la Colombie, la rupture entre un Eden passé, comme un paradis perdu, et un présent incertain, où l'emportent les promesses de profits financiers, qui vont conduire à faire de la Secrète l'ombre de ce qu'elle fut. A cet égard, j'ai eu le sentiment de retrouver des thématiques proches de celles évoquées dans La Cerisaie de Tchekhov, car la famille Angel, si elle n'est pas d'ascendance noble, incarne une certaine bourgeoisie parce qu'elle est propriétaire terrienne, ce qui crée d'ailleurs une confusion pour les rebelles locaux, croyant qu'il sera facile de demander des rançons faramineuses.
Le récit possède un souffle propre, entraînant le lecteur dans les secrets de la famille Angel, dans les discordes, le ressentiment, la tendresse qui cimentent les relations de trois adultes qui se sont éloignés peu à peu, le temps et la distance venant distendre les liens fraternels. Ce qui s'observe peut, je pense, être largement partagé, car cet imbroglio de sentiments est à la racine de toute famille.
Le livre fermé, une nostalgie étrange se diffuse encore dans l'esprit du lecteur, qui reste hanté par la Secrète comme le lieu de sa propre enfance disparue.
"D'aucuns diront qu'un corps mort n'est plus qu'une carcasse, un vêtement sans propriétaire, qui ne sent plus rien et s'en fiche si on le maltraite. Mais ce n'est pas vrai : si l'on pense à l'être le plus cher, mort, et qu'on imagine ensuite qu'on brutalise son corps inerte, qu'on le traite avec brusquerie ou qu'on se moque, on ne peut qu'en souffrir."
"Etre désobéissants et peu autoritaires, dans un pays d'ouvriers agricoles et de contremaîtres, a toujours été un peu étrange, atypique, antipathique. Nous n'aimons pas que d'autres fassent les choses à notre place, pas plus que nous n'aimons faire le travail des autres."
"La Secrète fut une forêt ; ensuite une plantation caféière et une ferme d'élevage. Maintenant, c'est une maison de campagne entourée d'un lopin de terre. Les limites étaient marquées par des arbres et des rivières, par des prés et des fossés dont plus personne ne connaît aujourd'hui le tracé. [...] Oui, nous nous accrochons de toutes nos forces à La Secrète, comme si c'était la planche de salut de naufragés à la dérive."
"Il m'a appelé le lendemain et nous nous sommes tout de suite bien entendus. Lui aussi trouvait que son oeuvre était une merde, mais elle répondait, m'a-t-il expliqué, à la demande des commissaires d'exposition et des galeristes : des installations inspirées de théories philosophiques ou sociologiques à partir d'objets ramassés dans la rue et sophistiquement habillés. De grands mots pour beaucoup de nullité et des expériences visuelles d'une grande pauvreté. On était bien d'accord."