Libres pensées...
Dans ma bibliothèque de quartier, chaque livre abrite une petite fiche destinée à recueillir les avis des lecteurs. Chacun appose une croix pour signifier son appréciation du livre, depuis "pas du tout" jusqu'à "passionnément", et il y a même un champ laissé libre pour les commentaires des plus audacieux.
De manière assez consciente et bien naturelle, je suis assez sûre que ces "évaluations" influencent le lecteur avant même qu'il ne débute sa lecture. Face à un livre qui n'a récolté que des "beaucoup", on commence à se trémousser d'aise, soudain assuré d'avoir fait une bonne pioche. A l'inverse, des notations peu enthousiastes feront naître d'emblée une réserve, un regard scrutateur à l'affût de la moindre maladresse ("Ah! On me l'avait bien dit...").
J'ai beau avoir tout ça en tête, il n'en reste pas moins que je suis moi-même sensible à ces jugements provenant de lecteurs inconnus, et dont je n'ai pas la moindre idée des goûts par ailleurs. J'essaie d'éviter la petite fiche, de ne pas la consulter, mais il m'arrive souvent sans le vouloir de tomber dessus, tôt ou tard.
Le grand Paris n'avait récolté qu'une évaluation, et qu'un commentaire. Un lecteur qui n'avait "pas du tout" aimé, et avait pris la peine d'annoter : "chiant" en-dessous.
C'était rude.
Partant, j'ai débuté la lecture en repoussant aussi loin de moi que possible toute velléité de facilité, qui aurait voulu que je me rangeasse derrière l'opinion tranchée de mon prédécesseur, et ainsi dépouiller ce cher Aurélien de ses chances de me conquérir de nouveau.
Malheureusement, au fil des pages (et il y en avait un paquet), le sentiment s'est fait jour, s'est répandu, à mon corps défendant.
L'ennui, messieurs dames, cette saleté que l'on redoute tant, et qui rend insoutenable le livre le mieux écrit.
Pourtant, Aurélien Bellanger a du style et du cran, il n'y a rien de facile à s'attaquer à la vie politique récente du pays en en analysant les ressorts et en en proposant une lecture crédible.
Son protagoniste, Alexandre Belgrand, a grandi près de la Défense, et, durant ses études, fait la rencontre d'un professeur qui l'intronisera dans le milieu de la politique, et en particulier auprès du Prince, figure fascinante autant que menaçante, avide de pouvoir et fin stratège. Alexandre espère par ce biais concrétiser le projet du Grand Paris pour lequel il est sollicité, avant d'en faire une proposition visionnaire.
L'approche est ambitieuse, car le sujet est brûlant ; Aurélien Bellanger décrit habilement les arcanes du pouvoir, les compromissions de tout ordre, et l'on retrouve son intérêt pour les enjeux d'aménagement du territoire (son premier roman portait décidément bien son nom).
Néanmoins, en dépit de ce sujet bien choisi, je me suis perdue dans le vocabulaire un peu trop théorique à mon goût, le récit mêlant des analyses et des dialogues conceptuels, d'abord malaisé.
Je suis donc au regret d'admettre que cette lecture ne fut guère probante, mais je n'en tiendrai pas rigueur à Aurélien, et attendrai patiemment son prochain opus pour me prouver que ce n'était là qu'une mauvaise passe.
Pour vous si...
- Vous ne vous plaisez jamais tant que lorsque la langue d'un récit évolue dans les hautes sphères de la pensée.
- Vous aimeriez bien savoir ce qu'Aurélien réserve à Paris.
Morceaux choisis
"[Machelin] voyait justement les religions comme d'excellents motifs de discorde, et surtout comme d'excellentes idéologies de substitution, après le déclin des utopies politiques et le triomphe terminal de l'individualisme bourgeois - lequel, sans les religions pour lui rendre un peu de frisson, aurait tenu pour l'éternité la social-démocratie pour le meilleur des régimes et une personnalité comme Jack Lang, un ancien ministre de la culture qui demeurait année après année la personnalité politique préférée des Français, pour son candidat naturel."
"Elle avait alors commencé à se déshabiller, faisant glisser sa robe noire sur ses chaussures hautes, mais elle avait gardé son collant, qu'elle portait sans culotte. Elle s'était avancée jusqu'à la baie vitrée, contre laquelle elle était venue rafraîchir ses seins, et s'était laissé prendre ainsi, cambrée et frissonnante, au-dessus de la ville lumineuse." (A-t-on déjà vu cliché plus désolant, je vous le demande?)
"Les banlieues, et cela était visible jusque dans le feu des émeutes, où les pillages succédaient rapidement aux déprédations gratuites, n'avaient jamais mené la guerre à la société - cette guerre étrange était d'ailleurs une spécialité bourgeoise, un genre littéraire et cinématographique prisé par la rive gauche, et clairement en déclin."
Note finale2/5