Attention, mes amis, attention chef d'oeuvre!
D'après les évaluations sur la fiche du livre, dont je vous parlais l'autre jour, et les avis en ligne sur la blogosphère, les opinions sont partagées, mais je ne vous cache pas mon fol enthousiasme à la lecture de ce premier roman complètement foisonnant et tellement riche.
L'histoire est celle de Gaspard, arrivé de Quimper à Paris, et dont le passé nous est dévoilé par touches au fil du roman. C'est le XVIIIe siècle, 1760, la capitale a attiré le jeune homme pauvre qui rêve de grandeur, et fait la rencontre de Lucas, qui lui trouve un travail. A ses côtés, Gaspard passe ses journées à charrier les déchets qui encombrent la Seine, avant de s'enfuir pour devenir apprenti perruquier dans l'établissement tenu par Justin Billod. Grâce à cet emploi, il fait la connaissance de l'énigmatique comte Etienne de V., qui va l'introduire dans le monde, et lui infliger bien des tourments.
Bien que l'époque varie, les descriptions m'ont rappelé la puissance d'évocation de celles de Zola, de Balzac, de Hugo, et c'est dans cette veine que s'inscrit Del Amo, vacillant parfois entre le réalisme cru et le fantastique, tant il donne corps à ce qu'il retranscrit (à la manière de l'alambique ou de la Louison chez Zola).
Gaspard, somme toute, est un Rastignac, un misérable qui se rêve parvenu, dont l'ambition est démesurée, un Bel Ami dont l'ascension passe par les hommes plutôt que par les femmes, un Octave Mouret à ses débuts, dont les choix néanmoins semblent plus judicieux.
L'auteur excelle à peindre ce Paris putride, nauséabond, crasseux du XVIIIe siècle, le quotidien des petites gens, le sexe, la maladie, la mort. Le travail réalisé sur les odeurs n'est d'ailleurs pas sans rappeler un autre chef d'oeuvre, Le parfum de Süskind.
Bien sûr, l'action n'est pas rapide, le récit s'apparente à celui des grands maîtres, à un travail d'orfèvre de description et de réalisme, les lecteurs impatients seront sans doute mis ici en difficulté. Il m'a néanmoins semblé que l'auteur parvenait à installer un rythme engageant, tout en dressant un tableau impressionnant de Paris et de ses habitants.
Enfin, cerise sur le gâteau, la réflexion menée autour du mal du siècle, le libertinage dont Gaspard se fait peu à peu le visage, ne ménageant pas sa peine pour parvenir à ses fins, usant de ses charmes, de son corps, de ruse aussi, pour séduire de vieux nantis et échanger la fortune contre des faveurs, est passionnante. Petit à petit, le jeune homme perdu s'affirme, se montre déterminé, prompt à éloigner tout cas de conscience, à agir dans l'immoralité, pour pouvoir enfin sortir de la tourbe et devenir Etienne de V., comme il lui confesse en caresser l'espoir.
Une éducation libertine est un roman exigeant, rappelant les fresques littéraires du XIXe siècle, dans l'ambition comme dans le style.
J'ai été, pour ma part, aspirée par le récit parfois très cru, par les nuances et d'une certaine façon la démesure qui règne dans cette oeuvre téméraire, et ne manquerai pas de vous reparler très bientôt de Jean-Baptiste Del Amo et de ses autres livres.
"Voyez-vous, j'aime marcher. J'ai bien du mal à trouver quelqu'un qui m'accompagne en ville et j'ai depuis longtemps écarté les ennuyeux qui parlent trop, les peureux qui rebroussent chemin à la première ruelle sombre et les fainéants. Voici, en trois catégories de gens, une représentation de la noblesse. Nous manquons cruellement de mystères puisqu'une promenade suffit à dévoiler nos secrets. Vous n'ignorez pas que le Tout-Paris marche dès qu'il le peut, c'est dire son manque d'intérêt."
" C'est, se dit-il en observant le violeur, que cet homme est si banal. Aurait-il eu sur le visage les traits de la violence, de l'amoralité, le faciès d'un monstre, que Gaspard en eût éprouvé un soulagement. Mais, dans l'attente de sa peine, ce n'était qu'un être insipide qui eût pu se trouver dans la cohue des accusateurs sans que quiconque le remarquât.
[...] Voyez comme ils rugissent de vengeance. Ils exultent. Après tout, cette enfant, de son vivant, ne présentait d'intérêt pour aucun, mais elle était l'une des leurs et, dans de pareils cas, on devient l'enfant de tous. Il faut toujours à l'homme, en toute situation qui outrepasse la morale, un individu qui incarne à lui seul le vice et décharge le monde de sa conscience. Pourtant, croyez-vous que ce bougre ait commis cet acte dont il s'accable sans le concours, proche ou lointain, de nous tous ici réunis?"
"Tu n'étais qu'une terre en friche, tu n'étais rien, te souviens-tu? Et te voilà méconnaissable, plus que nous l'avions espéré, à l'image du siècle, oui. Il a jeté sur toi ses lumières, ses ombres, et tu as tout embrassé pour parvenir dans le monde. Ne vois-tu rien de cette conscience que tu possèdes? Comprends-tu cette clairvoyance dépourvue de tout remords, de toute contrainte? Te voici affranchi de toute morale, libertin."