Soyons francs, depuis les succès de "Divergente" ou "Hunger Games", la dystopie est mise à toutes les sauces. Et, de plus en plus, on se demande pourquoi les auteurs choisissent de placer leurs histoires dans un monde dystopique, car ça ne paraît pas toujours ni évident ni pertinent. Pourtant, c'est un bel exercice lorsqu'il est pratiqué dans l'esprit. C'est-à-dire non pas pour des raisons commerciales qui accompagnent souvent les modes, mais pour utiliser ce principe d'un monde qui va mal pour exposer des thématiques fortes et surtout très actuelles. Alors, militons pour les dystopies qui respectent le genre et parlons de "Sang-de-Lune", de Charlotte Bousquet, paru aux éditions Gulf Stream. Autour de sujets chers à l'auteure, un univers riche, inquiétant, douloureux, à déconseiller aux claustrophobes, une galerie de personnages attachants et secrets, une quête qui n'est pas juste initiatique mais presque, non, ce n'est pas paradoxal, utopique, portée par un espoir apparemment insensé mais source de détermination.
A Alta, filles et garçons ne sont pas du tout logés à la même enseigne. Disons les choses clairement : dans cette ville, la société est ouvertement patriarcale et les inégalités entre hommes et femmes sont plus qu'un usage, elles sont une règle. Les hommes sont les Fils-du-Soleil et ont droit de vie et de mort sur les femmes, qu'on appelle les Sang-de-Lune.
Gia est donc une Sang-de-Lune et, comme tous les citoyens d'Alta, son destin s'est écrit à la naissance. Depuis toujours, on lui a inculqué les règles très strictes qui régentent Alta. Et elle sait parfaitement que celle qui les enfreint connaîtra une fin douloureuse : de longues réclusions, loin des siens, ou, dans les cas les plus extrêmes, la condamnation à mort...
Même si son père va entrer au conseil des Sept, l'instance qui fait régner l'ordre patriarcal sur Alta, cela n'améliore guère le sort de Gia : bientôt, lorsqu'elle deviendra pubère, on la mariera à un Fils-du-Soleil qu'elle n'aura pas choisi et sa vie se résumera ensuite à la maternité et aux devoirs domestiques. Ce que Gia ne peut accepter.
Très tôt, elle a manifesté un esprit assez rebelle. En grandissant, elle a affirmé ce caractère, ce qui lui a déjà valu des ennuis. Dans son entourage, on la considère comme un esprit un peu trop libre et son père, du haut de son statut de notable, voit d'un oeil mauvais les écarts de conduite de sa fille aînée. Mais Gia a soif de liberté.
Un événement, terrible, cruel, va alors se produire et faire basculer le destin de Gia. Je ne le raconte pas ici, vous le découvrirez en lisant "Sang-de-Lune". Mais, après ces événements, la volonté de Gia de rompre avec l'oppression imposée aux femmes à Alta s'est encore renforcée. Elle ne peut plus tolérer cette vie. Pour elle, passe encore, mais pour Arienn, c'est impossible...
Que faire ? Alta est une sorte de vase clos, même libre, elle n'aurait guère d'endroit où aller. Paradoxalement, c'est une sanction, lourde, injuste, qui va lui permettre d'échafauder un plan. Condamnée à une réclusion d'un mois auquel elle n'aura pour seule activité que l'étude des textes fondateurs d'Alta, elle découvre un texte qui attire son attention.
Ils ont été écrits par une certaine Rovina et laissent entendre qu'un autre monde bien différent existe en dehors d'Alta. Rovina a été considérée et condamnée pour hérésie, mais se pourrait-il que ce qu'elle décrit existe ? Se pourrait-il que la carte, découverte par hasard par Arienn peu de temps avant ces événements, soit liée à ces textes et contienne le moyen de fuir enfin Alta ?
Gia ne sait pas vraiment où tout cela va la mener : la liberté (très hypothétique, légendaire, peut-être) se trouve au-delà des Régions Libres, au nom trompeur. A ce qu'on en dit, ce sont des lieux terribles, dangereux, livrés à la loi du plus fort. Mais, Gia n'a plus rien à perdre : elle a appris que la date de son mariage avait été fixée. Il est temps de partir, et d'emmener Arienn avec elle...
Gia, Arienn... Deux personnages aux prises avec le destin. Un destin dont elles n'ont jamais eu les rênes en main, puisqu'elle ne sont rien. Elles sont quantité négligeable parce que nées filles. Tout juste bonnes à mettre les enfants au monde et à faire le ménage, je ne caricature même pas les fondements de la société d'Alta.
Alors, rapidement, on se retrouve du côté de Gia qui veut reprendre sa vie en main et, peut-être plus encore, éviter à sa soeur de connaître, dans les années à venir, un sort identique à celui qui lui est promis. Et, si cela ne suffisait pas, Charlotte Bousquet impose au lecteur (enfin, d'abord à ses personnages, bien sûr) une épreuve d'une cruauté telle qu'elle devrait convaincre les plus bouchés.
J'ai évoqué cette scène plus haut, je ne vais pas plus la détailler ici, mais j'imagine que cette scène en particulier va marquer bien des mémoires. Elle ne sera pas la seule. Une autre, un peu plus loin dans le récit, devrait vous serrer la gorge et les tripes, vous faire monter les larmes. Non, on en restera au teasing, je n'en dirai pas plus.
Mais tout cela a le mérite de planter le décor : "Sang-de-Lune" est un roman rude qui malmène les personnages, mais bouscule aussi le lecteur. Ici, on appelle un chat un chat et on montre l'horreur telle qu'elle est. Pas de voile, pas de non-dit, pas d'ellipse, la vérité entière, crue et violente, pour que l'on assimile bien le sort qui attend Gia si elle ne se rebelle pas.
Ainsi débute la quête de Gia et d'Arienn, une quête de liberté qu'on peut voir sous plusieurs dimensions : évidemment l'émancipation de ce système inique qui les écrasait, mais aussi une certaine allégorie de l'adolescence, chemin semé d'embûches qui mène à l'âge adulte. Oh, il y a sans doute encore bien des dimensions à ce voyage.
Toutefois, j'ai envie de vous parler de l'univers qu'elles prévoient de traverser pour atteindre la liberté, ou l'image qu'elles se font d'une vie libre. Ces fameuses Régions Libres... Comment dire... Libre, oui, puisque ne s'y appliquent pas les lois d'Alta, mais sinon, c'est une certaine image de l'enfer... Un enfer qui ressemble comme deux gouttes d'eau (très sale, certes) à des égouts...
"Sang-de-Lune" est un roman qui joue sans cesse sur l'opposition entre lumière et ténèbres. Il y a l'opposition clairement définie entre soleil et lune, et donc, entre jour et nuit. Les premiers, attachés à la masculinité, avec la puissance que cela représente ; les seconds symbolisant la féminité, mais avec une dimension péjorative clairement exprimé.
Cette opposition vaut également pour l'univers, puisque à la lumineuse Alta, s'opposent les ténébreuses Régions Libres, avec leurs miasmes et leurs dangers. Aux règles strictes imposées dans la ville, s'oppose la loi du plus fort qui règne dans ces territoires (je force peut-être un peu le trait, mais pas tant que ça).
On pourrait trouver paradoxal que la liberté soit attaché aux ténèbres et la tyrannie à la lumière, mais n'est-ce pas le meilleur signe qu'on est bien dans une dystopie et que ce terme n'est pas galvaudé ? En tout cas, on plonge (et ce n'est pas qu'une figure de style) dans ces souterrains pas toujours très bien fréquentés, où il faut gagner sa croûte comme on peut.
Une nouvelle vie qu'il faut appréhender, bien loin du confort, certes relatif, de la vie à Alta. Une manière de tomber de Charybde en Scylla, pourrait-on dire, car la vie est rude dans les Régions Libres, mais un passage obligé vers la liberté. Et l'occasion de faire des rencontres loin des carcans sociaux de la société très encadrée d'Alta.
Je ne vous les présente pas, ces personnages, vous les rencontrerez à la suite de Gia, narratrice du roman et son moteur, également. Je ne parle pas de ces filles et de ces garçons qui hante les sous-sols d'Alta pour plusieurs raisons : parce qu'il vont être au coeur de l'intrigue de "Sang-de-Lune" et permettre à Gia de comprendre pas mal de choses et de se révéler aussi.
Et puis, parce que ces Régions Libres sont une véritable société en marge de tout le reste, avec ses règles, ses codes, ses antagonismes, ses secrets, aussi. Il s'en passe, des choses, là-dessous, croyez-moi, avec des conditions de vie pas franchement agréables et un sentiment quasi permanent de crainte, car qui sait ce qui peut se trouver au coin d'un tunnel insalubre ?
"Sang-de-Lune", c'est bien sûr un roman sur la condition féminine, sur les sociétés patriarcales qui ne sont, hélas, pas que des instruments romanesques pour construire des dystopies. Le monde imaginaire conçu par Charlotte Bousquet nous parle du nôtre, de monde, celui où, à poste et compétences égaux, une femme touchera un salaire inférieur, pour ne donner qu'un exemple.
Comme dans "Là où tombent les anges", son précédent roman, paru dans la même collection "Electrogène", chez Gulf Stream, comme dans la plupart des livres de Charlotte Bousquet, on retrouve dans "Sang-de-Lune" cette profonde revendication à l'émancipation, au refus du patriarcat, à l'égalité entre les sexes.
Mais cela ne plombe pas l'histoire, non, c'est son ADN, mais ce n'est pas un boulet que traîne les personnages. Au contraire, et c'est sans doute tout l'intérêt de l'installer dans un contexte dystopique, cela permet de proposer des personnages féminins très forts, qui ne se laissent pas malmener par les hommes ni par le destin et de rappeler au lectorat jeune adulte à qui est dédié ce roman qu'il ne doit pas y avoir de Sang-de-Lune hors de ces pages.
Au passage, Charlotte Bousquet aborde un autre sujet qui lui importe (et il y en a forcément d'autres, les billets ne sont jamais exhaustifs) : l'orientation sexuelle, la découverte de l'homosexualité et comment vivre cette révélation. De prime abord, cela ne semble pas être un thème central du roman, mais j'en parle parce que je trouve qu'il est abordé avec beaucoup de sensibilité et d'intelligence.
Et puis, on avance, et on comprend qu'on s'est trompé et que cette question joue un rôle bien moins anecdotique qu'on le croyait dans cette histoire. Voilà aussi ce que j'aime chez Charlotte Bousquet, la façon dont ses convictions nourrissent ses histoires mais sans les écraser. Un grand soin dans la pédagogie qui en fait une auteure à suivre et à lire attentivement.
Un dernier mot, parce que je classe "Sang-de-Lune" en dystopie. Mais, durant une bonne partie de ma lecture, et encore ce soir en écrivant ce billet, je me demande si je ne fais pas fausse route. Oh, bien sûr, tous les éléments sont là pour que Alta, les Régions Libres et cet univers dans sa globalité soit considéré comme dystopique.
Mais, n'assiste-t-on pas pour autant au fil des pages à la naissance d'une utopie ? On approche de la date du bac philo, z'allez plancher aussi, il n'y a pas de raison ! Je suis sérieux, car le but de la quête de Gia a tout d'un rêve, d'un projet utopique et le dénouement, je dois dire assez surprenant, presque déroutant par ce qu'il révèle, vient à l'appui de cette idée.
La fin de "Sang-de-Lune" est très ouverte et c'est très bien ainsi. Je trouve même que cela vient entretenir le côté utopique des choses. A chaque lecteur de laisser vagabonder son imagination pour construire à sa façon le futur de Gia... En lui souhaitant de réussir, car elle laisse derrière elle bien des difficultés, mais d'autres seront encore certainement à venir...
A moins que cette fin ouverte ne laisse la possibilité à Charlotte Bousquet de revenir dans cet univers... Qui sait ?