"– Êtes-vous bien sûre de savoir qui est cet homme ? (...) – Un mystère".

Après le récit historique, retour au roman. Mais un roman qui mêle histoire et fiction, en utilisant une de ces fameuses zones d'ombre qui obligent les historiens à dire "je ne sais pas" mais qui permettent aux auteurs de faire fonctionner leur imaginaire. Au coeur de cette histoire, deux personnages, une femme et un homme, quelle surprise, mais c'est justement là qu'intervient cette collision entre réalité et fiction. Elle est un personnage historique, pas la plus connue, sans doute, il est un personnage de fiction. Entre eux, une histoire d'amour clandestine. Et l'occasion pour l'auteure de ce livre de proposer deux biographies appelées à se rejoindre et à se confondre, une reposant sur des faits réels, l'autre créée de toutes pièces. "La Soeur du Roi", nouveau roman d'Alexandra de Broca (en grand format chez Albin Michel, nous emmène à la rencontre de celle qu'on appelait Madame Elisabeth, soeur de Louis XVI. Et d'un homme bien mystérieux dont elle va tomber éperdument amoureuse. Une histoire d'amour à l'épreuve de l'Histoire, et un très intéressant travail de caractérisation.
Êtes-vous bien sûre savoir homme (...) mystère
Elisabeth de France est née à Versailles en 1664. Elle est la petite-fille de Louis XV et donc la fille du Dauphin, Louis-Ferdinand, et de Marie-Josèphe de Saxe. Elle est leur huitième et dernière enfant. Et pour cause : à 3 ans, la princesse de sang se retrouve orpheline, ses deux parents ayant été emportés par la tuberculose.
Elle manifeste rapidement une grande curiosité pour beaucoup de choses, en particulier les sciences. Devenue la compagne des vieux jours de son grand-père, qui se console de la mort de Mme de Pompadour avec Mme du Barry. Tous les deux aiment se promener dans les jardins de Versailles et le Roi va transmettre à l'enfant sa passion de la botanique.
Louis XV a installé à Trianon le plus magnifique jardin botanique d'Europe, dit-on, sur lequel il veille avec attention. On y trouve une serre chauffée et le Roi y a attiré certains des meilleurs scientifiques français pour y mener des recherches horticoles et agricoles. Si je voulais prendre un raccourci, je dirais que ce jardin est un peu l'ancêtre de l'INRA...
Elisabeth est certes une enfant curieuse, mais elle développe aussi un sacré caractère. Est-ce le fait qu'elle est la dernière de la fratrie ? Ou bien est-ce le moyen pour elle de ne pas se laisser oublier dans un coin de cet immense domaine ? Plus tard, elle sera la seule à tenir tête à son royal frère, cherchant à affirmer une position qu'on lui dénie.
Car, il faut bien le dire, Elisabeth est un peu la dernière roue du carrosse, si je puis me permettre cette expression triviale et ce lamentable jeu de mots. Elle ne se sent guère à sa place, elle méprise les courtisans qui sont partout à Versailles et qui, elle n'en démordra jamais, nuisent à la gouvernance du pays. Lui restent sa curiosité pour les sciences et sa foi profonde, un vrai paradoxe à cette époque.
Très jeune encore à l'avènement de son grand frère, on la laisse faire un peu ce qu'elle veut. Mais, elle souffre de cette solitude qui va se renforcer au fil des ans avec l'impression que personne ne veut d'elle. D'ailleurs, aucun mariage avec un grand d'Europe ne la concerne. Elle reste là, désemparée, et cherche à trouver une position qui lui conviendrait.
Et pourquoi pas celle d'éminence grise de son royal frère, qui ne semble pas manifester un grand plaisir à gouverner ? Avec son caractère bien trempé, sa volonté de rompre avec les conservatismes et les carcans de la monarchie, d'être à l'écoute d'un peuple qui dit son mécontentement du plus en plus fort, elle détone à Versailles et semble être le parfait opposé de Marie-Antoinette.
Et puis, au début des années 1780, Elisabeth fait une rencontre inattendue à Fontainebleau, où la Cour passe une partie de l'année pendant qu'on rafraîchit et qu'on nettoie Versailles. Il s'appelle François, il a une dizaine d'années de plus qu'elle et le coup de foudre est réciproque. Et en plus il est botaniste, ce qui ne peut qu'accentuer les sentiments de la princesse !
Mais, il est aussi roturier, ce qui impose la plus grande discrétion. Avec l'aide du mentor de François, Louis-Guillaume Le Monnier, les deux tourtereaux vont vivre une histoire aussi clandestine que platonique. Une histoire très intellectuelle, aussi, car Elisabeth et François ont une passion commune pour la science, mais aussi des points de divergence profonds qui déclencheront quelques discussions mouvementées.
Malgré ses sentiments profonds, Elisabeth peine pourtant à percer le mystère qui semble entourer François. L'homme est très secret, il parle très peu de lui, de son passé, de sa vie... La curiosité de la princesse est piquée mais son ami reste fermé... Quels sont donc les secrets qu'il cache ? Et pourquoi refuse-t-il farouchement de se confier à son âme soeur ?
Oui, je sais, l'entrée en matière est un peu longue, mais je crois qu'elle plante bien le décor. "La Soeur du Roi" retrace la vie de celle qu'on appellera Madame Elisabeth ou la Dernière des Capet. On l'oublie sans doute, mais elle sera témoin direct des dernières années de la famille royale, puisqu'elle sera emprisonnée avec eux après la fuite à Varennes.
Mais, contrairement à ses précédents livres, "la Princesse effacée" et "Monsieur mon Amour", le Révolution n'occupe qu'une petite place dans "La Soeur du Roi". Petite, mais dramatique, et ce, dès le prologue. Pourtant, le coeur de cette histoire est moins le destin funeste de la princesse que cette histoire d'amour sincère et inaboutie. Cet amour impossible, voilà lâché le cliché !
En fait, cette histoire est évoquée par les historiens, mais aucun n'a pu en apprendre plus. Pas même le nom de cet amoureux qui aurait permis à la princesse oubliée de Versailles d'embellir son existence. Alexandra de Broca s'est inspirée de cet épisode dont on ne sait donc rien pour écrire son roman.
Face à face, Elisabeth et François sont donc à la fois proches, complémentaire et fondamentalement différents. Ce qui les rapproche, c'est la science. Ce qui les éloigne, c'est la philosophie et les origines sociales. Ils sont tous les deux des personnages clairement influencés par les Lumières, mais pas du tout de la même façon.
Elisabeth est certainement le membre de la famille royale qui se montre le plus concerné par la situation sociale du royaume, qui lance des alertes à son frère, lui demandant de cesser les dépenses inconsidérées. Elle exerce la charité tout en gardant l'idée d'améliorer la situation des plus pauvres. Une amélioration, elle en est certaine, qui passera par la science.
Mais, malgré ces certitudes, elle conserve une foi indéracinable en Dieu et, chose étonnante, lorsque la situation se gâtera, cette foi se renforcera encore, jusqu'aux derniers instants... La question religieuse, au sens large, tient d'ailleurs une place importante dans ce roman, aussi bien dans son affirmation que dans son rejet, mais aussi pour les divisions qu'elle cause.
François n'est pas du tout sur la même longueur d'ondes dans ce domaine et cette divergence de vue sera le seul véritable accroc de sa relation avec Elisabeth. Le seul accroc, à l'exception de ces secrets que François refuse de révéler à son amie chère... Ces secrets... Je ne vais rien en dire, moi aussi je vais jouer les mystérieux.
Et pour cause, François est l'un des enjeux forts du roman. En effet, trouver une brève biographie d'Elisabeth sur internet est aisé. On peut, en quelques clics, tout savoir d'elle. Mais, François, lui, n'est présent que dans ce roman. Et ses secrets sont lourds. On les découvre dans la première partie du roman, avant la rencontre.
Alexandra de Broca alterne les chapitres mettant en scène la princesse et le botaniste, nous relatant ainsi leurs jeunesses respectives. Le lecteur, lui, est donc dans la confidence. Il connaît les secrets de François, les causes de son silence, mais aussi la culpabilité qui le ronge et qu'il essaye de vaincre, sans succès.
Stop, je n'en dis pas plus à son sujet. Car, à sa manière il incarne les changements qui secouent de plus en plus la société française et qui vont mener à la Révolution. Son humanisme lui fait remettre en cause bien des fondements de cette société sclérosée, vacillante, refusant d'entrer dans la modernité. En un mot, François se présente comme un physiocrate, et ça le résume parfaitement.
Toutefois, au fil des pages, j'ai commencé à me demander quel but poursuivait Alexandra de Broca avec ce roman sensiblement différent des deux précédents que j'avais lus. Et puis, la lumière est venue de la littérature. Car, leur rencontre se déroule peu après la sortie d'un livre qu'on connaît tous, qui marquera son époque et fera scandale.
Ce livre, c'est le roman épistolaire de Choderlos de Laclos, "les Liaisons dangereuses". Lorsque Elisabeth tombe sous le charme de François, elle s'imagine en Mme de Tourvel et se demande assez logiquement si son nouveau chevalier servant pourrait être son Valmont. Et quel Valmont ? Le libertin séducteur et cynique qui abandonne les femmes une fois conquise, ou l'homme perdu et éperdu de la fin du livre ?
Il faut reconnaître que cette question est tout à fait légitime. Et pourtant, c'est une autre référence littéraire qui m'a soudain assailli. Attention, c'est une vision très personnelle, peut-être ai-je tout faux, au final, mais je vais partager avec vous cette idée saugrenue qui m'accompagne depuis que j'ai lu "la Soeur du Roi".
Cela passe par un élément concernant François que je n'ai pas encore évoqué : son nom de famille. Il s'appelle François Dassy. Dassy... Cela sonne un peu comme Darcy, non ? Et ce Dassy s'éprend d'une femme qui se prénomme Elisabeth. Ca ne vous rappelle toujours rien ? Oui, il y a du Jane Austen dans tout ça, une version Bourbon d' "Orgueil et préjugés".
Une version où Alexandra de Broca renverse tout de même les rôles, puisque, ici, c'est Elisabeth qui occupe la position sociale la plus élevée et possède le caractère le plus affirmé, parfois un peu pénible, et Dassy, lui, est d'extraction modeste et plus en retrait. Et, entre eux, une incroyable complicité mais aussi quelques désaccords.
Voilà... Je n'ai pas l'habitude d'employer le mot romance, d'abord parce que, dans ce sens, c'est un anglicisme, ensuite, parce qu'on l'emploie désormais à tort et à travers. Mais, ici, il s'impose, et dans son sens le plus noble, celui que Jane Austen a su imposer. Une histoire d'amour qui s'intègre dans un contexte historique fort et en plein bouleversement.
Car, à travers la rencontre de ces deux êtres que tout sépare, à travers leur relation chaste mais troublante, Alexandra de Broca brosse une peinture de cette période historique majeure, les années précédant la Révolution, avec la montée de la science, des découvertes très importantes, mais aussi une misère qui devient de plus en plus profonde et une contestation croissante de la monarchie et de ses piliers.