J'ai choisi pour titre cette phrase à la fois très juste et très provocatrice, parce qu'elle colle parfaitement avec l'esprit du livre dont nous allons parler ce soir. J'ai hésité, car il continent d'autres "punchlines", comme on dit désormais en bon français, mais c'est cette phrase-là qui a fini par l'emporter. Voici un livre qui sort aujourd'hui en librairie et qui dresse le portrait d'un personnage dont le nom seul fascine : Mata Hari. On croit à peu près tout savoir sur elle, et on se trompe certainement sur son cas. Danseuse, espionne, première "femme fatale", vénéneuse et dangereuse, voilà sans doute ce qui ressortirait d'un sondage à son sujet. Mais qui était vraiment Mata Hari et comment s'est-elle retrouvée, il y a 100 ans, devant un peloton d'exécution ? Voilà ce que Philippe Collas nous explique dans "Mata Hari, la dernière danse de l'espionne", paru aux éditions French Pulp. Un sujet qu'il connaît sur le bout des doigts, et pour cause...
Le 15 octobre 1917, à l'aube, Mata Hari est fusillée après avoir été reconnue coupable d'intelligence avec l'ennemi, entre autres chefs d'occupation. La nouvelle fait grand bruit en France, mais aussi dans de nombreux pays européens. La différence, c'est que les Français conspuent l'espionne qui aurait pu faire basculer le sort de la guerre, alors qu'ailleurs, on crie à l'injustice.
Mais qui est vraiment Margareth Gertrude Zelle, alias Mata Hari ? Et comment a-t-elle fini dans les fossés de Vincennes avec plusieurs balles dans la peau ? Figure devenue mythique, sa vie et sa mort ont été allègrement déformées pour composer une sorte de personnage de fiction, bien loin de la réalité. Or, son histoire est tout à fait édifiante.
Originaire des Pays-Bas, Margareth débarque à Paris en 1904, sans le sou, fuyant un mari avec qui elle ne s'entend plus (bel euphémisme) et laissant derrière elle sa fille, âgée de 5 ans à peine. Elle ne connaît personne dans la capitale française, mais elle est ambitieuse et espère rapidement trouver le moyen d'y vivre, et plutôt dans les palaces que dans les hôtels borgnes...
La solution, elle va la trouver : elle va devenir danseuse. Mais pas n'importe quel genre de danseuse : une danseuse orientale, faisant sur scène la danse des voiles et finissant fort peu vêtue. Et elle enrobe ce spectacle d'un genre nouveau d'un orientalisme qui sera le socle de la légende qu'elle va bâtir au fil des mois et des années.
En très peu de temps, elle devient la vedette du tout Paris qui chante et qui pétille, la première star du siècle naissant. On se l'arrache, elle fait sale comble partout où elle se produit, touche des cachets mirobolants et peut enfin vivre dans ce luxe auquel elle aspirait en débarquant à Paris. Elle a su séduire les Français par une sensualité qu'elle sait parfaitement mettre en scène, devenir l'exemple de la femme libre et indépendante dans une société patriarcale.
Mais, lorsqu'elle est arrêtée, au début de l'année 1917, cette gloire est déjà loin et le parcours de cette jeune femme a pris des tours et des détours inattendus, à travers toute l'Europe. Un continent qui a connu bon nombre de soubresauts avant de basculer dans une guerre meurtrière. Mata Hari semble bien loin de tout cela, et pourtant, c'est bien ce qui va la rattraper et causer sa perte.
Ce n'est jamais évident de parler d'une biographie, on ne sait jamais où placer le curseur. Avec le livre de Philippe Collas, c'est encore un peu plus délicat, puisqu'il choisit de ne pas jouer la carte de la chronologie. Il fait même exactement l'inverse et retrace son existence en partant de son exécution pour remonter jusqu'à son enfance, dans une petite bourgade des Pays-Bas.
Mata Hari n'est pas Benjamin Button, mais ce choix est aussi surprenant qu'il va apparaître pertinent. Car Margareth va nourrir le personnage de Mata Hari de tout ce qu'elle a traversé au fil des ans. Chacune des étapes de ce retour en arrière va éclairer le lecteur, mettre en évidence l'ambivalence de cette femme dont la vie n'a pas été rose et qui a choisi de prendre son destin en main.
Il y a Margareth et il y a Mata, un peu comme il y a Jekyll et Hyde. Non pas que Mata Hari soit un monstre, mais elle est une créature qui va finir par prendre le dessus sur sa créatrice, la dépasser et l'emmener au sommet, fait de célébrité et de fortune, mais aussi dans cette chute pathétique, entamée bien avant son arrestation.
Dans son récit antéchronologique, Philippe Collas laisse pourtant la période de la guerre de côté, car il va l'examiner plus précisément. En deux temps, puisque la dernière partie du livre sera entièrement dédiée à l'instruction de son dossier et à son procès. Et ce choix-là, il le fait pour une autre raison très précise, sur laquelle nous reviendrons dans la dernière partie de ce billet.
Une fois que l'on a découvert qui est Margareth, comment elle a fabriqué Mata Hari et comment ce personnage imaginaire a fini par prendre le dessus sur le véritable être humain, alors on peut s'intéresser aux circonstances qui l'ont menée à être accusée et condamnée pour espionnage. Et chercher à répondre à la question évidente : Mata Hari était-elle vraiment une espionne ?
Vous imaginez bien que si la réponse était simple, si c'était oui ou non, les choses seraient bien moins intéressantes. La situation de Mata Hari est beaucoup plus complexe que cela. En fait, il faudrait répondre : oui ET non. C'est en tout cas l'avis de Philippe Collas qui nous propose sa démonstration dans ce livre.
Bien sûr, je ne vais pas entrer dans le détail. Une biographie n'est pas un thriller, on ne peut pas parler de suspense à préserver, mais l'idée est tout de même de découvrir la vie de cette femme et il serait dommage de mettre trop en avant certains épisodes clés qui ont façonné le destin de Mata Hari pour en faire une légende.
La phrase que j'ai choisi comme titre pour ce billet est évidemment tout aussi ambiguë, et c'est volontaire de ma part. La majeure partie du livre de Philippe Collas a pour but de l'expliciter, de démontrer pourquoi elle est une espionne sans l'être vraiment. On est loin d'une James Bond ou d'un Jason Bourne au féminin, loin d'un agent secret capable de tous les exploits.
Mais, ce qui est le plus intéressant, c'est de comprendre pourquoi l'histoire de Mata Hari, a priori assez banale, a pris de telles proportions pour devenir un événement dont on parle encore un siècle après. Et là, l'histoire de Margareth Gertrude Zelle prend une toute autre tournure, car on retrouve la fameuse idée du destin ordinaire emporté par le tourbillon de l'Histoire.
A travers le parcours de Mata Hari, on perçoit en fait la situation de la France, et sans doute même de toute l'Europe, en 1917. Cette année est la charnière du conflit. Les départs la fleur au fusil et la chanson à la bouche, la certitude de voir la guerre finie avant Noël 1914, tout cela est bien loin, désormais. Le conflit s'est complètement embourbé et a tourné au massacre.
La colère gronde, sur le front comme à l'arrière et l'on en arrive à faire des exemples. La répression des mutineries de 1917 (sur lesquelles il y aurait énormément à dire) sera la réponse de l'Etat. Et, d'une certaine manière, l'exécution de Mata Hari après une longue instruction et un long procès également. On frappe les esprits en fusillant l'espionne. Mata Hari est devenue un objet de propagande.
La Première Guerre mondiale est considérée comme la première des guerres modernes. Et cela passe par deux choses : la structuration de l'espionnage et du contre-espionnage (ce n'est pas une création, mais les moyens mis en oeuvre sont inédits) ; le recours à la propagande et à l'intoxication du public par ce qu'on appellerait désormais des "fake news".
Tout cela fait apparaître dans une France au bord de la crise de nerf une paranoïa galopante. Ce n'est certainement pas l'apanage de la France, d'ailleurs, c'est toute l'Europe qui voit des espions partout. Et sans doute à raison : on découvre que Madrid était un véritable nid d'espions (rien à voir avec OSS-117) et que ces intenses manoeuvres d'espionnage ont engendré des réponses tout aussi puissantes.
Au fil des pages, on découvre la situation en France, en Allemagne (j'y ai découvert des personnages fascinantes, romanesques, comme Fraülein Doktor ou Clara Benedix, qui mériteraient elles aussi que des livres leur soient consacrées), en Espagne et en Grande-Bretagne et l'on mesure la tension gigantesque qui régnait dans tous ces pays.
Il n'est d'ailleurs pas étonnant, de notre point de vue de lecteur du XXIe siècle, de découvrir que l'histoire de Mata Hari a été l'objet de tout un tas de théories du complot, aussi bien de manière officielle, par la mise en scène de son procès, que de façon plus officieuse, de ceux qui l'imaginaient en cerveau du mal absolu jusqu'à ceux qui étaient persuadés qu'elle n'a pas été exécutée...
Oui, Mata Hari a certainement été le jouet de la politique du moment, l'aubaine qu'attendait le pouvoir en place alors qu'il fallait justifier l'injustifiable, le contre-feu qui a permis de reléguer au second plan les stratégies lamentables des généraux et l'énième massacre que fut le Chemin des Dames. En cela, son sort est une injustice monstrueuse.
Le hic, c'est que Mata Hari aura été le principal instrument de sa perte... Curieusement, elle qui fut une Salomé se défaisant de ses voiles lorsqu'elle dansait, elle a livré sa propre tête sur un plateau d'argent à ceux qui voulait la voir tomber. Et c'est ce qui rend le personnage de Mata Hari fascinant, décalé, troublant, extravagant...
Elle est à la fois une parfaite antihéroïne et un personnage de tragédie antique. Elle est une femme malheureuse qui va se réinventer sans cesse, même lorsqu'elle aurait dû se montrer plus sincère, une femme d'une naïveté touchante, incapable de voir le piège se refermer sur elle et continuant à jouer son rôle, le rôle qu'elle pensait s'être créé, mais en fait, le rôle qu'on a taillé sur mesure pour elle...
"Mata Hari, la dernière danse de l'espion" est un livre très riche, très documenté, malgré les difficultés que rencontre tout biographe lorsqu'il s'agit de revenir sur la vie d'un personnage que rien ne prédestinait à devenir célèbre. Il est surtout le fruit d'un travail de longue haleine, car Philippe Collas n'en est pas à son coup d'essai.
En 2003, il avait publié un livre chez Plon, "Mata Hari, sa véritable histoire", qui doit ressembler peu ou prou au livre auquel est consacré ce billet. Mais, la même année, il signait le scénario d'un téléfilm diffusé sur France 3, avec Maruschka Detmers, dans le rôle de Mata Hari, et Bernard Giraudeau. Enfin, il a également co-écrit une pièce de théâtre sur le sujet.
A se demander si Philippe Collas n'est pas la proie d'une sérieuse obsession pour la danseuse et espionne... A cette question, l'auteur apporte d'emblée une réponse : s'il est aussi intéressé par Mata Hari et son histoire, c'est parce qu'il est l'arrière-petit-fils de Pierre Bouchardon, personnage central de l'affaire Mata Hari.
On a oublié ce nom, aujourd'hui, en tout cas, peu s'en souviennent, je pense. Et pourtant, il a marqué l'histoire du XXe siècle. En 1917, il est le rapporteur du troisième conseil de guerre, juridiction extraordinaire créée pour juger les espions. Il occupera ce poste, chose inédite, pendant toute la durée du conflit et aura à instruire les cas de nombreux suspects, dont Mata Hari.
L'histoire de Mata Hari, c'est aussi l'étrange relation qui va se nouer entre elle et Bouchardon. Une expression revient plusieurs fois et m'a frappé : "mon juge"... Tant de choses transmises par ces deux mots qui frôlent l'oxymore... Un duel entre deux joueurs d'échecs, mais deux joueurs qui essayent de tricher de manière différentes pour mettre l'autre en péril...
Presque 30 ans après l'affaire Mata Hari, Pierre Bouchardon reprendra son rôle de juge d'instruction et sera chargé des principaux dossiers liés à la collaboration : le maréchal Pétain, Pierre Laval ou encore Robert Brasillach succéderont à Mata Hari devant ce magistrat intègre et persuadé d'incarner la Justice, avec un J majuscule.
Or, son descendant ne ménage pas son ancêtre. Philippe Collas pointe bien des éléments à charge contre Pierre Bouchardon. Il ne s'agit pas de dénoncer une quelconque duplicité, de souligner de graves erreurs pouvant confiner au manquement. Non, mais une certaine naïveté devant les témoignages qui lui seront fournis et une manière d'instruire uniquement à charge.
A la guerre comme à la guerre, dirons-nous. Il fallait faire tomber des espions pour montrer qu'on n'était pas aussi impuissant à l'arrière que sur le front. Bouchardon en fera tomber, et pas des moindres, il obtiendra des condamnations nombreuses et finira la guerre au même rang que Foch et Clemenceau dans l'opinion publique : un des trois hommes qui ont gagné la guerre...
Mata Hari n'aura pas vu la fin de la guerre, fusillée bien avant. Avait-elle même conscience que l'Europe était à feu et à sang ? On se le demande parfois, en lisant ce livre. Pour elle, l'existence était tout autre, une vie rêvée, mise en scène et factice, comme un décor de théâtre. Bien avant Liza Minnelli, elle aurait parfaitement pu danser en chantant "Life is a cabaret"...
Le 15 octobre 1917, à l'aube, Mata Hari est fusillée après avoir été reconnue coupable d'intelligence avec l'ennemi, entre autres chefs d'occupation. La nouvelle fait grand bruit en France, mais aussi dans de nombreux pays européens. La différence, c'est que les Français conspuent l'espionne qui aurait pu faire basculer le sort de la guerre, alors qu'ailleurs, on crie à l'injustice.
Mais qui est vraiment Margareth Gertrude Zelle, alias Mata Hari ? Et comment a-t-elle fini dans les fossés de Vincennes avec plusieurs balles dans la peau ? Figure devenue mythique, sa vie et sa mort ont été allègrement déformées pour composer une sorte de personnage de fiction, bien loin de la réalité. Or, son histoire est tout à fait édifiante.
Originaire des Pays-Bas, Margareth débarque à Paris en 1904, sans le sou, fuyant un mari avec qui elle ne s'entend plus (bel euphémisme) et laissant derrière elle sa fille, âgée de 5 ans à peine. Elle ne connaît personne dans la capitale française, mais elle est ambitieuse et espère rapidement trouver le moyen d'y vivre, et plutôt dans les palaces que dans les hôtels borgnes...
La solution, elle va la trouver : elle va devenir danseuse. Mais pas n'importe quel genre de danseuse : une danseuse orientale, faisant sur scène la danse des voiles et finissant fort peu vêtue. Et elle enrobe ce spectacle d'un genre nouveau d'un orientalisme qui sera le socle de la légende qu'elle va bâtir au fil des mois et des années.
En très peu de temps, elle devient la vedette du tout Paris qui chante et qui pétille, la première star du siècle naissant. On se l'arrache, elle fait sale comble partout où elle se produit, touche des cachets mirobolants et peut enfin vivre dans ce luxe auquel elle aspirait en débarquant à Paris. Elle a su séduire les Français par une sensualité qu'elle sait parfaitement mettre en scène, devenir l'exemple de la femme libre et indépendante dans une société patriarcale.
Mais, lorsqu'elle est arrêtée, au début de l'année 1917, cette gloire est déjà loin et le parcours de cette jeune femme a pris des tours et des détours inattendus, à travers toute l'Europe. Un continent qui a connu bon nombre de soubresauts avant de basculer dans une guerre meurtrière. Mata Hari semble bien loin de tout cela, et pourtant, c'est bien ce qui va la rattraper et causer sa perte.
Ce n'est jamais évident de parler d'une biographie, on ne sait jamais où placer le curseur. Avec le livre de Philippe Collas, c'est encore un peu plus délicat, puisqu'il choisit de ne pas jouer la carte de la chronologie. Il fait même exactement l'inverse et retrace son existence en partant de son exécution pour remonter jusqu'à son enfance, dans une petite bourgade des Pays-Bas.
Mata Hari n'est pas Benjamin Button, mais ce choix est aussi surprenant qu'il va apparaître pertinent. Car Margareth va nourrir le personnage de Mata Hari de tout ce qu'elle a traversé au fil des ans. Chacune des étapes de ce retour en arrière va éclairer le lecteur, mettre en évidence l'ambivalence de cette femme dont la vie n'a pas été rose et qui a choisi de prendre son destin en main.
Il y a Margareth et il y a Mata, un peu comme il y a Jekyll et Hyde. Non pas que Mata Hari soit un monstre, mais elle est une créature qui va finir par prendre le dessus sur sa créatrice, la dépasser et l'emmener au sommet, fait de célébrité et de fortune, mais aussi dans cette chute pathétique, entamée bien avant son arrestation.
Dans son récit antéchronologique, Philippe Collas laisse pourtant la période de la guerre de côté, car il va l'examiner plus précisément. En deux temps, puisque la dernière partie du livre sera entièrement dédiée à l'instruction de son dossier et à son procès. Et ce choix-là, il le fait pour une autre raison très précise, sur laquelle nous reviendrons dans la dernière partie de ce billet.
Une fois que l'on a découvert qui est Margareth, comment elle a fabriqué Mata Hari et comment ce personnage imaginaire a fini par prendre le dessus sur le véritable être humain, alors on peut s'intéresser aux circonstances qui l'ont menée à être accusée et condamnée pour espionnage. Et chercher à répondre à la question évidente : Mata Hari était-elle vraiment une espionne ?
Vous imaginez bien que si la réponse était simple, si c'était oui ou non, les choses seraient bien moins intéressantes. La situation de Mata Hari est beaucoup plus complexe que cela. En fait, il faudrait répondre : oui ET non. C'est en tout cas l'avis de Philippe Collas qui nous propose sa démonstration dans ce livre.
Bien sûr, je ne vais pas entrer dans le détail. Une biographie n'est pas un thriller, on ne peut pas parler de suspense à préserver, mais l'idée est tout de même de découvrir la vie de cette femme et il serait dommage de mettre trop en avant certains épisodes clés qui ont façonné le destin de Mata Hari pour en faire une légende.
La phrase que j'ai choisi comme titre pour ce billet est évidemment tout aussi ambiguë, et c'est volontaire de ma part. La majeure partie du livre de Philippe Collas a pour but de l'expliciter, de démontrer pourquoi elle est une espionne sans l'être vraiment. On est loin d'une James Bond ou d'un Jason Bourne au féminin, loin d'un agent secret capable de tous les exploits.
Mais, ce qui est le plus intéressant, c'est de comprendre pourquoi l'histoire de Mata Hari, a priori assez banale, a pris de telles proportions pour devenir un événement dont on parle encore un siècle après. Et là, l'histoire de Margareth Gertrude Zelle prend une toute autre tournure, car on retrouve la fameuse idée du destin ordinaire emporté par le tourbillon de l'Histoire.
A travers le parcours de Mata Hari, on perçoit en fait la situation de la France, et sans doute même de toute l'Europe, en 1917. Cette année est la charnière du conflit. Les départs la fleur au fusil et la chanson à la bouche, la certitude de voir la guerre finie avant Noël 1914, tout cela est bien loin, désormais. Le conflit s'est complètement embourbé et a tourné au massacre.
La colère gronde, sur le front comme à l'arrière et l'on en arrive à faire des exemples. La répression des mutineries de 1917 (sur lesquelles il y aurait énormément à dire) sera la réponse de l'Etat. Et, d'une certaine manière, l'exécution de Mata Hari après une longue instruction et un long procès également. On frappe les esprits en fusillant l'espionne. Mata Hari est devenue un objet de propagande.
La Première Guerre mondiale est considérée comme la première des guerres modernes. Et cela passe par deux choses : la structuration de l'espionnage et du contre-espionnage (ce n'est pas une création, mais les moyens mis en oeuvre sont inédits) ; le recours à la propagande et à l'intoxication du public par ce qu'on appellerait désormais des "fake news".
Tout cela fait apparaître dans une France au bord de la crise de nerf une paranoïa galopante. Ce n'est certainement pas l'apanage de la France, d'ailleurs, c'est toute l'Europe qui voit des espions partout. Et sans doute à raison : on découvre que Madrid était un véritable nid d'espions (rien à voir avec OSS-117) et que ces intenses manoeuvres d'espionnage ont engendré des réponses tout aussi puissantes.
Au fil des pages, on découvre la situation en France, en Allemagne (j'y ai découvert des personnages fascinantes, romanesques, comme Fraülein Doktor ou Clara Benedix, qui mériteraient elles aussi que des livres leur soient consacrées), en Espagne et en Grande-Bretagne et l'on mesure la tension gigantesque qui régnait dans tous ces pays.
Il n'est d'ailleurs pas étonnant, de notre point de vue de lecteur du XXIe siècle, de découvrir que l'histoire de Mata Hari a été l'objet de tout un tas de théories du complot, aussi bien de manière officielle, par la mise en scène de son procès, que de façon plus officieuse, de ceux qui l'imaginaient en cerveau du mal absolu jusqu'à ceux qui étaient persuadés qu'elle n'a pas été exécutée...
Oui, Mata Hari a certainement été le jouet de la politique du moment, l'aubaine qu'attendait le pouvoir en place alors qu'il fallait justifier l'injustifiable, le contre-feu qui a permis de reléguer au second plan les stratégies lamentables des généraux et l'énième massacre que fut le Chemin des Dames. En cela, son sort est une injustice monstrueuse.
Le hic, c'est que Mata Hari aura été le principal instrument de sa perte... Curieusement, elle qui fut une Salomé se défaisant de ses voiles lorsqu'elle dansait, elle a livré sa propre tête sur un plateau d'argent à ceux qui voulait la voir tomber. Et c'est ce qui rend le personnage de Mata Hari fascinant, décalé, troublant, extravagant...
Elle est à la fois une parfaite antihéroïne et un personnage de tragédie antique. Elle est une femme malheureuse qui va se réinventer sans cesse, même lorsqu'elle aurait dû se montrer plus sincère, une femme d'une naïveté touchante, incapable de voir le piège se refermer sur elle et continuant à jouer son rôle, le rôle qu'elle pensait s'être créé, mais en fait, le rôle qu'on a taillé sur mesure pour elle...
"Mata Hari, la dernière danse de l'espion" est un livre très riche, très documenté, malgré les difficultés que rencontre tout biographe lorsqu'il s'agit de revenir sur la vie d'un personnage que rien ne prédestinait à devenir célèbre. Il est surtout le fruit d'un travail de longue haleine, car Philippe Collas n'en est pas à son coup d'essai.
En 2003, il avait publié un livre chez Plon, "Mata Hari, sa véritable histoire", qui doit ressembler peu ou prou au livre auquel est consacré ce billet. Mais, la même année, il signait le scénario d'un téléfilm diffusé sur France 3, avec Maruschka Detmers, dans le rôle de Mata Hari, et Bernard Giraudeau. Enfin, il a également co-écrit une pièce de théâtre sur le sujet.
A se demander si Philippe Collas n'est pas la proie d'une sérieuse obsession pour la danseuse et espionne... A cette question, l'auteur apporte d'emblée une réponse : s'il est aussi intéressé par Mata Hari et son histoire, c'est parce qu'il est l'arrière-petit-fils de Pierre Bouchardon, personnage central de l'affaire Mata Hari.
On a oublié ce nom, aujourd'hui, en tout cas, peu s'en souviennent, je pense. Et pourtant, il a marqué l'histoire du XXe siècle. En 1917, il est le rapporteur du troisième conseil de guerre, juridiction extraordinaire créée pour juger les espions. Il occupera ce poste, chose inédite, pendant toute la durée du conflit et aura à instruire les cas de nombreux suspects, dont Mata Hari.
L'histoire de Mata Hari, c'est aussi l'étrange relation qui va se nouer entre elle et Bouchardon. Une expression revient plusieurs fois et m'a frappé : "mon juge"... Tant de choses transmises par ces deux mots qui frôlent l'oxymore... Un duel entre deux joueurs d'échecs, mais deux joueurs qui essayent de tricher de manière différentes pour mettre l'autre en péril...
Presque 30 ans après l'affaire Mata Hari, Pierre Bouchardon reprendra son rôle de juge d'instruction et sera chargé des principaux dossiers liés à la collaboration : le maréchal Pétain, Pierre Laval ou encore Robert Brasillach succéderont à Mata Hari devant ce magistrat intègre et persuadé d'incarner la Justice, avec un J majuscule.
Or, son descendant ne ménage pas son ancêtre. Philippe Collas pointe bien des éléments à charge contre Pierre Bouchardon. Il ne s'agit pas de dénoncer une quelconque duplicité, de souligner de graves erreurs pouvant confiner au manquement. Non, mais une certaine naïveté devant les témoignages qui lui seront fournis et une manière d'instruire uniquement à charge.
A la guerre comme à la guerre, dirons-nous. Il fallait faire tomber des espions pour montrer qu'on n'était pas aussi impuissant à l'arrière que sur le front. Bouchardon en fera tomber, et pas des moindres, il obtiendra des condamnations nombreuses et finira la guerre au même rang que Foch et Clemenceau dans l'opinion publique : un des trois hommes qui ont gagné la guerre...
Mata Hari n'aura pas vu la fin de la guerre, fusillée bien avant. Avait-elle même conscience que l'Europe était à feu et à sang ? On se le demande parfois, en lisant ce livre. Pour elle, l'existence était tout autre, une vie rêvée, mise en scène et factice, comme un décor de théâtre. Bien avant Liza Minnelli, elle aurait parfaitement pu danser en chantant "Life is a cabaret"...