Il arrive enfin à destination, bâton à la main, tâtonnant le long de la piste. Court et trapu, mais arborant un incroyable sourire. Il porte, au plaisir des passants, d’énormes lunettes roses qui font réagir les plus sensibles.
— C’est l’aveugle aux lunettes roses ! crient en chœur les enfants !
Ils se rassemblent tous autour de lui. Il est l’ultime attraction. Il s’assoit sur un banc de bois. Il s’arrête toujours sur celui en dessous d’un superbe Caipa pleureur, qui est un grand fromager à maturité. Il y prend place, comme ça, tous les jours. Il s’arme d’un mignon rictus, comme un bambin bien joufflu. Il arrive avec l’aube sur l’air d’un bruyant Cigua Palmera (oiseau emblématique de l’ile). L’oiseau pousse son hymne en même temps que les rayons dorés rehaussent son plumage noir. L’aveugle scrute l’horizon et semble capable de décrypter le ciel, malgré ses ténèbres.
Aujourd’hui est un matin comme tous les autres, les jeux des enfants battent la mesure de cet avant-midi modeste. Un jeune garçon au teint basané le fixe, intrigué, il remarque que le fromager semble envelopper l’aveugle de ses branches, comme une nourrice pleine d’amour. Il s’étonne devant les petites bêtes, d’habitude craintives, mais qui, en cette belle matinée, se laissent charmer par l’homme à la barbe grise. Des lézards et un superbe Amazone l’accueillent. Un halo vaporeux dissimule ses pieds au ras du sol, comme s’il arrivait de nulle part…
— Bonjour va-nu-pieds !
Ethan est tout d’abord surpris !
— Oui, c’est à toi que je parle !
Ethan reste silencieux et s’approche, incertain comme un animal sauvage.
— Tu es comme moi, jeune homme, lui dit l’étranger.
— Mais non, je ne suis pas aveugle !?!?! réplique immédiatement Ethan en écarquillant les yeux.
— Ah, ah, ah, non, je veux dire, seul…
— Oui, je sais ! Ma mère me dit souvent que je suis différent.
— J’ai remarqué !
— C’est impossible ? Vous ne me voyez pas ? s’exclame l’enfant complètement fourvoyé.
— Tu sais, petit, il n’y a rien de mauvais à être différent.
— Si Señor ! Ils me pointent du doigt, rigolent, et je sais bien qu’ils ne m’aiment pas ! En plus, nous sommes pauvres, on nous juge.
— D’accord ! Allez, viens t’asseoir, ici, près de moi.
L’enfant s’exécute sous l’étonnement du quinquagénaire qui lui rappelle avec humour le fait que sa maman ne veut sûrement pas qu’il s’acoquine avec des inconnus.
— Por favor Señor, vous ne voyez rien de toute façon, vous ne pouvez pas être méchant !
— Ah, ah, ah ! Les gamins ! s’esclaffe aussitôt le gentilhomme. C’est ce que les gens croient… vraiment ? Hum !
Ethan est fasciné par ce bon personnage à la peau sombre. Pour la première fois, il se sent compris. Ils passent plusieurs après-midis comme ça, l’un à côté de l’autre, se racontant des blagues et discutant de la belle nature qui les entoure. Ils deviennent de bons amis. Le Ceiba pentandra (l’arbre fromager) les borde, créant à leur insu, un lien sacré entre ciel et terre.
— Eh ! Niño ! Tu sais que tu as un don ?
— Ah ! Bon ! Qu’est-ce qu’un don ?
— Un don est une qualité qui t’est propre et que tu dois partager pour qu’elle grandisse. Par exemple, essaie de deviner mon prénom ?
— Bébert ! dit assuré le garçon.
— Tu y es presque ah, ah… !
Le garçon fait une moue d’incompréhension.
— Ah, ah, ah ! Tu comprendras un jour ! Lui rappelle son ami !
Les Mayas croyaient que cet arbre majestueux abritait de grands esprits, précisément. Treize dieux s’y logent. Il est un arbre d’abondance, un médium qui fait passer les morts au plan céleste.
Le temps passe, le jeune Ethan devient un homme au grand plaisir du vieil homme qui se régale de ses histoires.
— Tu deviens un bon raconteur, Ethan.
— Merci ! Mais, toi, tu deviens vieux, Albert !
— Je sais, ah, ah ah !
Un soir, un crépuscule pas comme les autres se décline ; une aurore sombre règne sur l’ile. Au petit matin, qui n’est pas un jour comme les autres, l’aube tarde. L’immense Ceiba déverse toute sa douleur sur ses fruits, plus lourds qu’à l’habitude. Il semble en deuil. Le banc de bois est vide ; seule, une paire de lunettes roses y trône.
Jour après jour, et ainsi de suite, jusqu’à la saison fraîche, Ethan attend son ami qui ne vient pas. En congé de corvée, la mère d’Ethan, Mariah, est en balade avec une amie et remarque son garçon étendu sur le banc de bois…
— Oh ! Regarde, Yasmine, c’est mon Ethan.
— Ah, ah, ah ! Ce bel Ethan… soupire Yasmine. Il a toujours été différent, un garçon à part !
En effet, les Sénioras ne savent pas si bien dire, les branches du monument naturel semblent le caresser sous la brise frileuse. Il est heureux, il a compris. Un Anolis vert (petit lézard) lui glisse sur les genoux, comme si le jeune homme faisait partie du tronc de l’arbre ancestral. Lui seul, l’élu, un voyant cette fois, somnole sur le banc. Malgré la pluie qui mine l’endroit depuis plusieurs jours, il sourit. Il s’assoit bien droit et place les lunettes d’Albert sur son nez. Une nouvelle vie commence pour lui sous l’horizon rose tendre que lui a légué son meilleur ami.
Soudain, des rires se font entendre. Ethan est prêt. Des filaments tombent, légers, comme une neige du haut du grand fromager. Une gamine aux cheveux bouclés l’approche, espiègle.
— Holà Señor ! Un bonjour bien mimé de ses petites mains agiles.
— Holà Chica ! lui dit-il amicalement. Tu n’es pas comme les autres, toi, n’est-ce pas…
Notice biographique
Karine St-Gelais est une écrivante qui promet. Nous aimons ses textes pleins de fraîcheur
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