Libres pensées...
En 2029, aux Etats-Unis, la famille Mandible se débat pour survivre dans un monde qui a beaucoup changé. Les denrées se font rare, l'eau en premier lieu. Lorsque le président annonce la faillite du pays, les Américains perdent tout l'argent épargné, conduisant beaucoup à la ruine et à la rue.
Florence Mandible se voit contrainte d'accueillir sa sœur et sa famille, sa tante, ses parents et ses grands-parents, qui ont tous perdu leur logis. Commence alors un quotidien dans la promiscuité, fait de privation et d'incertitudes.
Avec Les Mandible, Lionel Shriver s'éloigne de ce qu'elle a écrit auparavant, et investigue un genre nouveau : la dystopie. Le temps est choisi est suffisamment proche pour évoquer un monde qui nous est familier, et lointain pour dépeindre une possibilité qui n'est pas encore une fatalité.
Dans ce monde-là, la consumérisme de masse existe plus que jamais, mais à la technologie se juxtapose, dans le pays incarnant les sociétés les plus développées, la pénurie de denrées élémentaires, comme l'eau et la nourriture.
Les relations familiales changent elles aussi, la suspicion et la rancœur se font peu à peu une place dans un quotidien où tout est mesuré et rationné. Les rapports de force entre pays et ethnies s'inversent, les blancs d'Amérique sont bientôt la lie de la société, découvrent le racisme à leur encontre. Chacun bâtit des hypothèses sur l'avenir du pays et le sien en particulier, les théories économiques s'affrontent, et, à l'épreuve de la réalité, se dissolvent. La déchéance semble sans fin, l'avenir noircit à vue d’œil. L'inconséquence collective a mené à tout cela.
J'ai été bluffée par la dystopie imaginée par Lionel Shriver, que j'ai passionnément aimée dans ses autres œuvres, et dont je salue l'audace en s'engageant dans un domaine éloigné. Comme toujours, ses personnages résonnent, portent des paradoxes confondants de réalisme, ils pourraient incarner des figures de notre propre entourage tant ils semblent humains et réels.
Une grande partie du roman est dédié à l'analyse théorique de ce qui rend le pays exsangue, de ce qui l'a conduit là, de ce qui pourrait encore advenir. Bien entendu, l'accès à ces considérations n'est pas évident, j'ai néanmoins eu le sentiment que l'auteur parvenait à "vulgariser" le sujet sans trop le simplifier, et proposait une lecture intéressante, bien que très angoissante, de l'actualité et des années à venir. Contrairement à d'autres dystopies, celle de Shriver m'a paru reposer sur des mécanismes crédibles, susceptibles de se mettre en place et de provoquer l'état de crise profonde décrite dans le roman (un endettement toujours croissant).
Je retiens donc qu'il est plus urgent que jamais de disposer d'un plan B, à savoir, garder chez soi un sac à dos avec un super kit de survie pour se barrer fissa en cas de besoin, et ne pas accumuler tout son argent à la banque, parce qu'après tout, il pourrait bien disparaître du jour au lendemain. Et oui, le virtuel n'a pas toujours du bon.
Pour vous si...
- Vous êtes un adepte de dystopies.
- Vous êtes un adepte de Lionel Shriver.
- Vous êtes un curieux qui a perdu son chemin.
Morceaux choisis
"Aussi, quand, à leur tour, les Blancs deviendraient une minorité, ils auraient eux aussi droit à des départements universitaires d'études blanches, où les oeuvres d'Herman Melville pourraient être enseignées ouvertement. Ses enfants bénéficieraient d'une plus grande indulgence dans les tests d'admission à l'université, indépendamment de leurs résultats aux épreuves. Ils pourraient tous alors soutenir qu'être traité de "Blanc" était une insulte, et qu'il faudrait désormais dire "Occidentalo-Européo-Américain", toute la formule alambiquée. Alors que, entre copains, ils n'hésiteraient pas à s'apostropher à grand renfort de "Alors, ça gaze, p'tit Blanc?" - collusion entre initiés -, tout non-Blanc se risquant à employer un terme aussi offensif se ferait allumer sur CNN. Devenir une minorité offrirait la possibilité de se sentir considérablement offensé à la moindre occasion, et il y aurait rebasculement du protocole des appels téléphoniques automatiques."
"D'environ son âge, mince et bien proportionné, le visage allongé aux traits nets, Kurt aurait dû être considéré comme beau. Issu de la classe moyenne, naviguant d'un boulot frustrant et mal payé à un autre comme l'avait fait Florence, plus jeune, il serait passé pour un bosseur charmant et compétent cherchant un poste correct. Mais depuis des années, il avait fait l'impasse sur les soins dentaires. Des caries avaient noirci sa dentition et mué son sourire charmant en gouffre vampirique. Puisqu'il n'avait pas cinquante mille dollars à investir dans des implants, des plombages et des bridges, il serait donc célibataire à vie."
"Je ne crois pas au nationalisme. J'ai toujours considéré le patriotisme comme une variation bête et méchante du cheerleading."
"J'ai été abasourdie par Manhattan, expliqua Nollie en avalant une bonne lampée. Tous ces mendiants. Et très agressifs, en plus. Quand je vivais sur Upper West Side, les clochards étaient fous. Maintenant, ils ne sont pas spécialement dingues, ils sont vindicatifs. Et c'est ce qui m'a surprise : la rancœur est pire que la folie. Les fous sont enfermés dans leur propre monde, et leur énergie tourne en rond, comme dans un mixeur. Mais cette agressivité-là, elle est comme une flèche. Dirigée contre les autres."
Note finale3/5(intéressant)