Après cinq heures d'écriture, mes yeux fatiguent trop pour que je puisse continuer. J'enlève mes lunettes, les nettoie, les remets avec soin dans leur étui. Je ferme les yeux et me masse tranquillement les paupières. Bien soulagé, j'ouvre à nouveau les yeux. Pas possible de continuer à plancher. Le récit trépigne de colère. Il menace de tout saboter. Sévèrement, je lui rétorque que j'obéis à mes règles. " Tes petits codes de conduite, lui dis-je, émasculent mes phrases. Résultat, elles n'ont plus la force de sauter la clôture. Écoute-moi bien, mon ami le récit. Cesse de regimber comme un enfant gâté. Tu vis sur du temps emprunté. Le mien. Et avec mon temps, j'écris le récit que je veux. "
Entre au café Archimède un homme de haute stature au teint foncé, une toison noire sous un gros nez. Il se dirige au comptoir, commande une soupe et s'assoit à une table voisine. Me monte aux narines une odeur agréable d'un mélange de patates et poireaux. Je le guigne. Son visage a quelque chose de familier. Poussé par la curiosité, je n'hésite pas à lui demander si on ne s'est pas déjà vus quelque part au marché. " You tink so ? " me dit-il avec un regard amusé. " Oui, je le crois. " Je lui demande en anglais si je peux lui poser une autre question.
- Pas una problema.
- Ah oui, ça me revient ! Je vous ai vu la fin de semaine dernière. Vous parliez avec François sur la rue William.
- Si. Yé parle souvent avec Franky.
- Vous êtes Chilien ?
- Si.
- Ah ! Vous vous appelez Ruiz !
- Si. Yé mé nomme Ruiz.
- François me dit aussi que vous êtes arrivé au Canada après la chute d'Allende.
- Si. I was professor of philosophy at the time.
Me fixant de ses yeux fuligineux, il me dit :
- Did you know that the presidential palace was destroyed by USA planes ?
- Non, je savais pas. Par contre, je sais que ce coup d'État contre le gouvernement marxiste, élu démocratiquement, a été financé par le gouvernement américain. C'est Kissinger qui en était l'artisan, ce criminel nobélisé.
- Pinochet era su general.
- Alors vous me disiez être professeur de philosophie ?
- Si y'enseignais à la Universidad Nacional de Santiago. Los militaros y son venus à la universidad una semana après lé coup. Él m'ont fait venir à la dean's office. Los militaros dice qué yé pouvais enseigner mais qué ellos dirigent l'université. Yé leur ai dit qué yé suis marxiste y qué y'acceptais d'enseigner à une seule condition, si c'est moi qui dirigerais l'armée. Le colonel ma demandé si y'avais fait mon service militar. Yé repondu no. Él m'a dice qué si y'avais répondu yes, yé été un traître à la patria et él mé tiré dans la cabeza. Yé eu dos años.
- Comment ça a été en prison ?
- Yé mé fait battre and tree times they staged my execution. Los militaros pensaient que y'étais fou. Après ça, yé pas été torturé. Un jour, y son venus me prendre à cinco horas de la mañana. Yé pensé qué vont mé tuer in the jail yard. Le colonel mé dice qué y'avais vingt-quatre horas to gather all my things and then they would put me on a military plane and send me to Canada. They told me I would die there because I had no food and o coat and that there, in Canada, were only penguins and that it was so cold, no human could live there.
[...]
À l'aune de la beauté du monde, nous ne pouvons tricher. Nous sommes humains ou nous ne le sommes pas. À l'aune de la misère, y voyons-nous plus clair ? La cour de la maison de fer blanc sise entre Murray et Clarence est un lieu qui nous sort carrément du hourvari du marché et des rues adjacentes.
En semaine, broutille et pinaillage à l'écart, cette cour se mue en une paisible clairière dans une forêt d'érables qui tamisent la lumière qu'abandonnent si facilement les hommes sur leur passage. Je m'agenouille près du ruisseau, me rafraîchis le museau. L'eau pure coule en moi comme un élixir de jouvence. Je me relève, je prends une bonne bouffée d'air. Se déploient en moi les forces de l'univers, heureux de croire que l'eau et l'air dont dispose ma chair, d'une absolue nécessité comme ressources premières, sont protégés par toutes les nations.
(Extraits de : Pierre Raphaël Pelletier, Entre l'étreinte de la rue et la fièvre des cafés, Éditions David, 2012.)
L'auteur
À la fois poète, romancier, essayiste et artiste visuel, Pierre Raphaël Pelletier a publié une vingtaine de livres touchant différents genres et réalisé plus d'une trentaine d'expositions (solos ou en groupe) de sculptures, de peintures ou de dessins. Il s'est aussi fait connaître par son implication dans un éventail d'organismes artistiques et culturels de la Francophonie canadienne comme l'Association des auteures et auteurs de l'Ontario français, dont il est l'un des membres fondateurs.
Vers la fin des années 1970, Pierre Raphaël, après une maîtrise en philosophie, tient diverses chroniques sur les arts visuels à la radio de Radio-Canada et pour le journal Le Droit. Entre 1977 et 1982, il est responsable des secteurs de l'animation culturelle et du Centre des femmes et Étudiant-e-s étrangers-ères de l'Université d'Ottawa. C'est à partir de cette époque qu'il réalise plusieurs études et recherches sur la situation des arts et de la culture en Ontario, notamment Étude sur les arts visuels en Ontario français (1976) et Étude des centres culturels en Ontario (1979). Jusqu'à la fin des années 1990, il aura aussi écrit des articles parus dans des revues, comme Le Sabord, Éducation et francophonie et Liaison.
Parmi ses publications, notons le recueil de poésie L'œil de la lumière(L'Interligne, 2007) pour lequel il remporte, en 2008, le Prix Trillium, le roman Il faut crier l'injure (Le Nordir, 1998), qui lui permet de gagner le Prix Christine-Dumitriu-Van-Saanen et le Prix du livre d'Ottawa-Carleton en 1999. Il est également l'auteur du récit Entre l'étreinte de la rue et la fièvre des cafés (David, 2012) et de l'essai Pour une culture de l'injure (Le Nordir, 1999) écrit en collaboration avec Herménégilde Chiasson. (Éd. David)