Nous rêvons tous, cela fait partie des phénomènes que nous ressentons tous et qui se produisent sans que nous nous en rendions compte. Au réveil, certains se souviennent avec une impressionnante précision des sujets de leurs rêves de la nuit ; ce n'est pas mon cas. Et, après avoir lu notre roman du jour, je me dis que ce n'est peut-être pas plus mal. Car la vie rêvée du personnage principal de ce roman n'est pas seulement agitée, elle est pleine d'aventures, dont certaines pourraient s'avérer dangereuses. "Journal d'un marchand de rêves", d'Anthelme (prononcez Anselme, s'il vous plaît) Hauchecorne (en grand format à L'Atelier Mosesu, très intéressante maison d'édition normande), est un roman très référencé, lorgnant vers le roman noir mais aussi vers le steampunk, avec un hommage appuyé au cinéma, et pour cause, puisque tout commence à Hollywood... Et c'est le prix Imaginales du roman francophone 2017 !
Walter Krowley junior est le fils d'un acteur vedette à Hollywood (avec un Oscar à la clé, s'il vous plaît) et il a grandi dans une de ces immenses villas de Beverly Hills dans lesquelles, si, si, ne dites pas le contraire, nous aimerions tous pouvoir nous prélasser en sirotant un mojito ou deux (sans alcool pour moi, merci !).
Voilà ce que nous pourrions appeler une vie de rêve... Mais, pour Walter, ça n'a jamais vraiment été le cas. La vie de famille avec des parents (enfin, un père et une belle-mère) le plus souvent absents, l'argent facile, un meilleur ami, Trevor Trump (toute ressemblance, etc.), avec qui il faisait les quatre-cents coups, une vie sexe, drogue et rock'n'roll, tout ça a abouti à une adolescence débridée...
Qui a failli se terminer en prison, après avoir provoqué un accident de la route mortel. Heureusement, les dollars achètent tout, ou presque. Ils permettent en tout cas d'éviter de désagréables poursuites judiciaires dont les conséquences pourraient s'avérer désastreuses pour un jeune homme de bonne famille hollywoodienne, pour qui la publicité doit être profitable et non source de soucis.
Alors, Walter a fait profil bas, essayant de masquer sa culpabilité grandissante derrière un fait tangible : ce n'est pas lui, le responsable de l'accident, c'est Trevor ! Mais, la méthode Coué a ses limites et Walter va vite sombrer dans une espèce de dépression, au point d'en perdre le sommeil, de ne plus quitter sa console de jeux.
Jusqu'à ce que son corps déclare forfait. Un malaise qui va le plonger (c'est le cas de le dire, puisque Walter est dans sa baignoire à ce moment-là) dans une situation tout à fait extraordinaire. Ce qui va s'abattre sur lui, ce n'est pas un coma ni un sommeil aussi lourd qu'une chape de plomb, mais il va franchir une frontière et atterrir dans un lieu des plus étranges...
Le voilà qui s'éveille dans une chambre qui n'est pas la sienne, enfin, pas tout à fait la sienne... Car non seulement elle est entièrement bleue, mais tout y est inversé par rapport à l'original. Un cauchemar, forcément un cauchemar... En tout cas, c'est l'impression première de Walter. Mais, désormais, à chaque fois qu'il s'endort, c'est pour se retrouver dans cette chambre bleue.
Et, quand il essaye d'en sortir, c'est pour découvrir un monde qui n'a rien à voir avec le Hollywood dans lequel Walter a grandi et passé l'essentiel de sa vie. En fait, ça ne ressemble même pas du tout au monde dans lequel il vit... Pas seulement sur le plan visuel, mais également le mode de vie, les règles en vigueur et les valeurs. Il semble même receler quelques dangers...
Cet... endroit, appelons ça ainsi, s'appelle Doowylloh et l'on n'en devient pas citoyen, même le temps d'une nuit de sommeil, sans respecter quelques obligations. Et Walter, encore abasourdi d'avoir atterri là, quelque peu déboussolé, va devoir s'y plier. Sans rien savoir de ce mystérieux univers, de ses tenants et de ses aboutissants... Il va lui falloir un certain temps d'apprentissage...
Mais aussi surprenant soit ce monde, aussi étranges soient les personnes et les créatures qu'il croise une fois sorti de sa chambre bleue, Walter va y faire des séjours de plus en plus fréquents, de plus en plus longs. Peut-être parce que les mystères de ce nouveau monde le fascinent, mais aussi pour deux raisons bien plus terre-à-terre.
La première, c'est une rencontre avec une jeune femme, insaisissable, au fort caractère, mais qui va vite séduire le jeune homme : Banshee. La seconde raison, c'est qu'à Doowylloh, on produit du sable, une substance très convoitée, plus que n'importe quelle drogue dans notre monde, et qui va permettre à Walter de trouver ce qui lui faisait défaut : l'inspiration...
"Journal d'un marchand de rêves", c'est le récit de cette odyssée dans ce monde étrange de Dollywooh, des allers-retours entre notre monde et cet univers très spécial, ce que Walter en rapporte et les conséquences que cette découverte a sur son existence qui menaçait de partir en vrille. Et surtout, une plongée dans un monde foutraque et haut en couleurs que l'on atteint...
... lorsque l'on rêve...
Anthelme Hauchecorne a dû bien s'amuser en écrivant ce roman, composite et original, loufoque et sombre, jouant avec les codes du roman noir, mais aussi avec les genres cinématographiques qui fondent notre imaginaire collectif. Il y ajoute un côté steampunk qui ne dénature pas l'ensemble, bien au contraire, et plonge Walter dans une série d'aventures dans le sillage de la mystérieuse Banshee.
En fait, Anthelme nous offre une version très rock'n'roll du pays des merveilles : quand Walter s'endort (mais non, je ne spoile pas Lewis Carroll !), c'est comme s'il franchissait un miroir pour débarquer dans cet univers indéfinissable qu'est Doowylloh. Et le lecteur, qui le suit dans ces voyages, se laisse emporter par ce récit débridé.
Au fil des pages, une idée a grandi dans ma petite tête de lecteur : "Journal d'un marchand de rêves", c'est "Jumanji" à l'envers : on n'a pas ouvert une boîte de jeu pour qu'en jaillisse un autre monde, mais Walter a été attiré par ce monde comme par un aimant et il doit faire avec ce nouvel univers dans lequel il n'a aucun repère et qu'il va devoir apprendre à connaître (si tant est que cela soit possible).
Tout au long de cette histoire, on a aussi droit à des clins d'oeil appuyés vers le western, le roman d'aventures, le polar et j'ai évoqué le roman noir, car la narration de Walter y fait sérieusement penser. Avec ce zeste de cynisme qui caractérise les détectives blasés qui racontent leur dernière enquête en date et comment elle a inévitablement mal tourné.
Il y a de ça, chez Walter Krowley Jr., une sorte de désenchantement que l'on va comprendre petit à petit. Quand certains détails, soyez bien attentifs dès les premières lignes, vont prendre tout leur sens. Mais, et le mot "désenchantement" n'a évidemment pas été choisi par hasard, n'est pas complet, il reste cette nostalgie de ce monde rêvé qui ne l'est peut-être pas tout à fait.
Et puis, le personnage raconte tout ce qui lui est arrivé avec une langue très vivre, je pourrais même parler de gouaille. Sans oublier un sens de la repartie qui fait souvent mouche. Walter est un scénariste et son imagination, lorsqu'il parvient à la canaliser et la lancer sur des rails, produit des choses fascinantes... A moins que ce ne soit l'imagination de son auteur et créateur...
Mais, Anthelme Hauchecorne aurait tout à fait pu immerger définitivement son personnage dans ce monde parallèle, ce pays des rêves. Or, il choisit une voie que je trouve plus forte encore, en poussant Walter à interagir entre les deux mondes. Pour le meilleur et pour le pire. Et l'on voit ainsi la vie du jeune homme influencée par ses découvertes oniriques.
Il y a beaucoup d'inventivité dans ce roman, avec des personnages auxquels on s'attache, même si on se dit que Walter a manqué de quelques coups de pied au derrière dans sa turbulente jeunesse, mais qui ont aussi de vraies parts d'ombre. Je pense évidemment à la mystérieuse Banshee, catalyseur de l'histoire, celle dont la présence incite Walter à revenir sans cesse à Doowylloh.
Une créativité que l'on retrouve jusque dans les titres des chapitres qui, à eux seuls, sont une mine de références et de clins d'oeil, utilisés avec finesse et humour. Oui, j'insiste, "Journal d'un marchand de rêves" est un roman entraînant parce qu'on va de rebondissements en rebondissements d'un séjour à l'autre à Doowylloh, mais c'est aussi une lecture qui fait sourire, par un recours régulier au comique de situation. Ou peut-être à un certain absurde, plus tôt.
Je me suis demandé si nous pouvions avoir tous un monde des rêves qui nous soit propre. Dans le roman, tout le monde, enfin, tous les grands Rêveurs capables d'entrer à Doowylloh, atterrit là-bas. Mais, cette proximité avec Hollywood, logique pour Walter, qui y baigne depuis sa naissance, m'a fait réfléchir...
Se pourrait-il que l'emprise culturelle hollywoodienne soit si forte qu'elle nourrisse nos rêves bien plus que notre quotidien ? Après tout, Hollywood, c'est "l'Usine à rêves"... Alors, elle pourrait tout à fait l'être au propre comme au figuré. Regardez les références que j'ai données depuis le début de ce billet, elles sont effectivement à forte connotation hollywoodienne...
Mais, moi qui ne me souviens jamais de mes rêves, je me plais à penser que mon Dollywooh serait plus personnel, nourri de mes lectures, celles dont je vous parle ici régulièrement, que j'y côtoie aussi bien des héros de fantasy que des flics issus de polars sanglants, des personnages historiques sortis de leur passé figé et d'autres revenus d'un futur imaginaire qui reste à écrire.
On monte encore le curseur : il y a dans Doowylloh quelque chose qui m'a fait penser à ces mondes virtuels qui ont connu un certain succès il y a quelques années, les Second Life, les Sims, ce genre d'univers où l'on se réinvente complètement. Walter a cette particularité de rester lui-même dans ses rêves, le pauvre, mais ces voyages oniriques vont aussi le changer.
Le sale gosse, pourri gâté, totalement inconscient, ramené brutalement sur terre par l'accident dont il a été l'un des malheureux acteurs, va apprendre énormément de ses voyages à Doowylloh. Oh, il y aura bien quelques embûches et quelques déconvenues, comme l'enfant qui se brûle et ne recommencera pas.
Oui, il apprend, même s'il frôle la catastrophe lorsqu'il touche au sable... La catastrophe, et le sublime, aussi, la quintessence... Oserais-je le dire ? Le génie ! Mais un génie à la mode Icare : à s'approcher trop près du soleil, on se brûle vite les ailes. Et, dans ce cas, pour reprendre encore un titre de film, un scénario de l'immense Budd Schulberg, plus dure sera la chute...
Au-delà de tout ce que j'ai pu dire, "Journal d'un marchant de rêves" est aussi une merveilleuse réflexion sur le processus de création artistique, sur ce sacro-saint mystère qu'est l'inspiration... Qu'on la puise dans ses rêves, qu'on la dope avec quelques substances, qu'on ne cherche pas une seconde à l'expliquer, c'est grâce à elle que nous, lecteurs, prenons tant de plaisir...
En attendant de comprendre ce phénomène si spécial, continuons, pour notre part, à rêver, au rythme des histoires qu'on nous raconte, mais aussi à plonger chaque nuit dans nos Doowylloh personnels où notre esprit, tel un surréaliste se soumettant à l'écriture automatique, façonne des saynètes parfois sans queue ni tête, sources de fous rires ou empreints d'une vraie poésie...