Roman après roman, en dehors d'une incursion dans le nord de l'Amérique pour "Notre-Dame des Loups", Adrien Tomas construit un univers personnel. A chaque livre, cet univers s'enrichit, dans sa géographie, mais aussi dans les personnages qui y gravitent, car l'auteur (prix Imaginales pour "La Geste du Sixième Royaume") aime bien les distributions riches. C'est encore le cas avec un nouveau cycle qui se déroule toujours dans l'univers des Six Royaumes, "Le Chant des épines", dont les deux premiers tomes sont disponibles en grand format aux éditions Mnémos. Intéressons-nous aujourd'hui au premier de ces tomes, "Le Royaume rêvé", un roman de fantasy qui adopte une construction narrative intéressante et originale, dont nous reparlerons un peu plus loin. Et une histoire qui se lance... avant certainement de nous surprendre (et les personnages avec nous), car, dans l'ombre, il se pourrait qu'on manigance déjà ferme...
Les Marches du Gel se situent au nord-ouest de la Grande Forêt (coeur des Six Royaumes et enjeu de "la Geste du Sixième Royaume") et sont habitées par quatre clans qui se partagent ce territoire. Le clan dominant est celui des Svelsen, mais les clans Arelsen, Orcsen et Tyrnien (le seul à ne jamais avoir été sous domination elfique) ont su, eux aussi, installer leurs fiefs.
Ces clans sont l'émanation d'anciennes guildes ou corporation, ce qui explique les aptitudes particulières de chacun d'entre eux. Les Svelsen sont des chasseurs, capables de dompter la nature, mais aussi de se battre. Les Arelsen sont des bâtisseurs et des forgerons, mais aussi des maîtres d'armes et des stratèges.
Les Orcsen sont issus des anciens frappeurs de pièces, mais aussi des joailliers et des négociants, ce sont donc eux qui ont la primauté dans le domaine économique. C'est le plus riche des quatre clans des Marches. Enfin, les Tyrniens possèdent quelques accointances avec la sorcellerie et la nécromancie, savoir issus de leur proximité avec les occultistes nains.
Ces quatre clans ont la particularité d'avoir longtemps été réduits en esclavage. Les trois premiers, donc, sous le joug des Elfes, dont ils se sont libérés par un soulèvement massif. Les Tyrniens, eux, ont su se défaire de l'emprise naine sans violence. Et désormais, les quatre clans cohabitent dans une harmonie, disons, relative.
Vermine est une enfant sauvage. Elle a grandi seul dans un coin sordide, dans une nature sauvage et même parfois hostile. Elle a appris par instinct à survivre, en chassant, en cueillant. En volant, aussi, quelques fois... Une vie certes difficile, mais elle n'en a jamais connu d'autres et donc, elle a vécu aussi bien que possible, malgré les dangers quotidiens et le confort plus que spartiate.
Jusqu'à sa capture...
Les villageois a qui elle a joué moult tours pendables l'ont repérée et lui sont tombés dessus avec les pires intentions. Considérée comme une sorcière, elle va échapper de peu à un supplice annoncé, précédés d'autres outrages plus odieux encore. La jeune fille ne va devoir son salut qu'à l'intervention providentielle d'un homme qui va la tirer de là.
Mais, le bon Samaritain, qui dit s'appeler la Locuste, n'a pas agi uniquement par esprit de justice. Non, il a une idée derrière la tête. Car Vermine n'est pas une fillette tout à fait comme les autres. Elle semble manifester une espèce de pouvoir, un Fragment, comme le nomme la Locuste ; Ténèbre, comme l'a baptisé Vermine...
Qu'est-ce donc ? Une entité mystérieuse avec laquelle Vermine entretient une espèce de dialogue intérieur constant. Une entité certainement maléfique pour la jeune fille, car elle lui a toujours été d'un grand soutien. Mais, aux yeux du lecteur, et par ce nom bien sombre, déjà, ce Fragment paraît tout de suite bien moins sympathique...
Il va l'emmener dans un lieu où sont réunis les héritiers des différents clans des Marches du Gel. La crème de la crème, celles et ceux qui seront appelés à régner d'ici quelques années. Régner et gouverner. Et, s'ils sont là, suivant une formation aussi bien intellectuelle que militaire, mais aussi magique, pour ceux qui en ont la capacité, c'est pour travailler à l'unification de ces Marches.
Et, une fois unies, on oublierait les différences, les rivalités, les ambitions particulières pour créer un royaume rêvé, capable de se défendre contre d'éventuelles agressions extérieurs, mais surtout d'offrir, sur l'ensemble de son territoire, des conditions de vie les plus équitables et justes possibles à ces clans réunis au sein d'un seul peuple...
Un projet utopique qui a permis de rassembler toutes ces bonnes volontés et ces jeunes âmes bien nées, mais qui laissent forcément Vermine complètement froide... L'enfant sauvage au milieu de l'aristocratie des Marches, le contraste est saisissant et la demoiselle, farouche et déterminée à retrouver sa liberté, n'est pas décidée à se laisser faire...
Mais pourquoi la Locuste l'a-t-il amenée là, au lieu, comme il aurait dû le faire, chez les soeurs de l'Etoile Grise, qui prennent en charge les jeunes filles comme Vermine, qui manifestent un potentiel magique évident ? Au milieu de ces camarades si différents d'elle, elle va suivre, contrainte et forcée, cette formation censée en faire un atout de plus dans la manche des clans des Marches...
Et, pendant ce temps, sur le territoire du Royaume rêvé, une ombre s'étend et se fait menaçante...
Pardon, j'ai fait un peu long, mais je ne crois pas en avoir dit tant que ça, en fait. Le mystère de ce Royaume rêvé reste entier, si vous n'avez pas encore attaqué ce nouveau cycle. Mais il fallait planter le décor et, particulièrement, vous présenter Vermine, qui est le véritable fil conducteur de ce premier volet (je ne préjuge pas de la suite, que je n'ai pas encore lue, mille excuses, Adrien...).
Pour autant, j'évoquais en préambule une construction narrative particulière. Si Vermine est un personnage central, c'est presque au sens héliocentrique du terme : les autres gravitent autour d'elle, sorte de catalyseur de l'histoire. Et, pour cela, Adrien Tomas ne recourt pas aux méthodes de récit que l'on trouve habituellement dans la fantasy.
Non, "le Royaume rêvé" est un roman choral, mais plus encore, c'est presque un scénario qu'on a sous les yeux. Il y a quelque chose de très cinématographique, en effet, dans ce roman, suite de courts chapitres, très rythmés et proposant des points de vue différents (sans pour autant utiliser la première personne du singulier) comme si on avait des changements de caméra et une sorte de montage.
C'est assez agréable à lire, mais il faut évidemment prendre ses repères, car c'est une manière de faire qui multiplie naturellement le nombre de personnages et peut offrir à certains un "moment de gloire", avant qu'ils ne disparaissent... Passages fugaces ou présences plus récurrentes, ils sont tous là, principalement dans cette forteresse-école, sorte d'anti-Poudlard, mais pas uniquement.
Car, ailleurs, dans les Marches, se passent des choses étranges. Effrayantes, même. Info ou intox ? Légende ou réalité ? Ou pire, sombre projet ourdi dans l'ombre ? Toutes les hypothèses sont ouvertes dans un premier tome qui cherche à plusieurs reprises à prendre le lecteur à contre-pied, en dévoilant petit à petit quelques rebondissements et pics de tension.
Vous vous doutez bien que dans une histoire qui repose sur la construction d'une utopie (tiens, ça ne vous rappelle rien ?), il est forcément question de politique. Et comme tout n'est jamais tout rose, que l'espèce humaine a ses ambitions, et ses bassesses, que les relations humaines ne sont pas qu'harmonie et tendresse, cela promet une histoire assez mouvementée.
J'ai insisté pas mal sur les personnages et la manière dont Adrien Tomas les met en scène, en plaçant le lecteur dans l'axe de leur regard, et c'est tout à fait logique qu'on parle beaucoup d'eux dans ce billet, même si je ne me suis pas arrêté sur chaque individu. Vous les découvrirez au fil des pages, avec leurs origines, leurs ambitions, leurs rêves, leurs récriminations, aussi.
Chacun ses talents, aussi, ses matières préférées au milieu de cet enseignement très complet. Il y a les bagarreurs, il y a les plus intellos, il y a les bons élèves et les cancres, c'est comme partout. A l'image des clans qu'ils représentent, ils ont leurs spécificités, leurs aptitudes particulières, presque génétiquement inscrites en eux.
Et puis, parce qu'on ne peut échapper à ça, il y a les amitiés et les mésententes entre des jeunes gens que leurs appartenances à des clans rivaux peuvent pousser à s'opposer, sans oublier les appartenances sociales dont il faut aussi tenir compte, surtout lorsque Vermine (mais ce n'est pas la seule dans ce cas) entre en jeu.
Enfin, des adolescents, des jeunes femmes et des jeunes hommes ainsi réunis, cela aiguise aussi le désir, les sentiments, les émois... Cela peut sembler anecdotique, ça ne l'est certainement pas quand tout s'emballe. Au contraire, cela pourrait bien compliquer la donne... Là aussi, affaire à suivre, pour voir quel rôle l'amour, ah, l'amûûûûr, pourrait jouer...
Et j'ai bien aimé la manière dont où est amené : les rôles des différents personnages, en particulier de ces héritiers à qui on a confié une mission fondamentale pour leur avenir et celui des Marches, mais aussi ceux qui les entourent. Ainsi, comment situer la Locuste, personnage trouble s'il en est, dont les apparitions ne cessent de venir brouiller un peu plus les cartes.
Enfin, il y a Vermine, bien sûr. On la découvre frêle mais coriace, débrouillarde et fière, indépendante et solitaire. Et puis, on la suit dans cette nouvelle vie, une vie sociale dont elle ignore tout, dans un contexte qu'elle ne peut que détester, tant il doit lui paraître un carcan. Mais elle aussi possède sa part de mystère et d'interrogations. Et il porte le nom de Ténèbre...
Qu'en est-il de cet alter ego ? Qui est véritablement Vermine ? Premiers éléments de réponse dans ce premier tome, bien minces, encore, on n'est certainement pas au bout de nos surprises, ni à son sujet, ni concernant tout le reste. Et comprendre quel sera le rôle exact de cette jeune fille, Cendrillon parachutée malgré elle au milieu des princesses et des princes, dans ce récit qui s'assombrit rapidement.