INTERVIEW – Mikaël: « Je passe des heures à regarder les planches de Boucq »

INTERVIEW – Mikaël: « Je passe des heures à regarder les planches de Boucq »

Après avoir démarré sa carrière dans les récits jeunesse et les albums pour enfants, l’auteur franco-canadien Mikaël s’est tourné depuis quelques années vers des bandes dessinées plus adultes et plus réalistes. C’est lui notamment qui a signé les 3 tomes de la série « Promise », scénarisée par Thierry Lamy et parue chez Glénat. Avec « Giant », un diptyque dont le premier épisode est sorti il y a quelques semaines, Mikaël prouve qu’il est non seulement un très bon dessinateur mais également un scénariste particulièrement prometteur. « Giant » est une histoire étonnante et originale qui raconte les aventures d’un groupe d’ouvriers irlandais sur le chantier du Rockefeller Center, l’un des gratte-ciel les plus connus de Manhattan, lors de sa construction au début des années 1930.

Comment est née l’idée de « Giant »?

J’avais surtout envie d’écrire une histoire sur New York, qui est une ville qui me fascine depuis l’enfance. J’avais déjà des pistes de scénarios en tête, mais je n’avais pas trouvé le bon angle d’approche. Puis, il y a quelques années, en 2012 ou 2013, je suis retombé sur cette fameuse photo montrant un groupe d’ouvriers assis sur une poutre à plusieurs centaines de mètres du sol. C’est une photo que je connaissais, bien sûr, car elle est dans la mémoire collective, mais je me suis dit que ce serait une bonne idée de découvrir qui étaient ces funambules. Pour moi, il y avait une bonne histoire humaine à raconter. Il se trouve que quasiment au même moment, je suis parti en vacances au Portugal dans le village d’origine de mon épouse, au milieu duquel se trouve une statue d’un immigrant. Durant ces vacances, j’ai rencontré un des oncles de mon épouse, qui a travaillé en France quasiment toute sa vie et qui envoyait sa paye à sa famille restée au Portugal. Différents éléments se sont mélangés dans ma tête pour imaginer une histoire tournant autour de ces « célibataires géographiques », c’est-à-dire ces hommes qui quittaient leur pays d’origine pour chercher du travail avant d’être rejoints par leur famille.

C’est un thème qui reste forcément très actuel…

Oui, c’est vrai. Et c’est ce que je voulais. L’histoire de « Giant » se passe dans un contexte historique très précis en 1932, mais mon objectif était de dresser un parallèle avec notre époque contemporaine. Les « célibataires géographiques » et les immigrés qui vivent dans des baraquements, par exemple, cela reste hélas quelque chose de très actuel.

Vous vous êtes beaucoup documenté pour faire cet album?

Oui, énormément. En me renseignant sur la construction des gratte-ciel, j’ai découvert que ce sont des petites gens qui ont construit la grande Amérique, ce que j’ai trouvé très fort d’un point de vue symbolique. J’ai notamment regardé un très beau reportage sur la quête de l’identité du photographe ayant pris cette fameuse photo des ouvriers sur une poutre. Les auteurs de ce reportage ont réussi à retrouver la trace de seulement deux des ouvriers sur l’image, quelque part en Irlande. Et encore, ils ne sont pas tout à fait sûrs de leur coup.

Sur la photo, c’étaient donc bien des ouvriers irlandais?

Oui, tout à fait. D’ailleurs, sur ce type de chantiers, on retrouvait surtout des Irlandais et des amérindiens Mohawk. Ces deux groupes étaient réputés comme étant les meilleurs monteurs de charpentes métalliques. Ils faisaient même des compétitions entre eux pour savoir quelles équipes étaient capables de monter le plus grand nombre d’étages en une semaine.

Pourquoi avoir choisi de parler des Irlandais plutôt que des Mohawk?

La raison est simple. C’est parce que sur la photo dont je voulais raconter l’histoire, on voit des ouvriers irlandais plutôt que des amérindiens. Et puis, l’Irlande est un pays qui m’a toujours attiré, même si je n’y ai jamais été. « Le vent se lève », de Ken Loach, est un film qui m’a beaucoup parlé.

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Dans votre BD, une émission radio sert de fil rouge. Tous les matins, les ouvriers écoutent l’animateur de cette émission s’en prendre vertement à la politique du président Hoover. D’où vous est venu cette idée?

Walter Winchel, cet animateur radio, est un personnage qui a réellement existé, même s’il a surtout été connu dans les années 50 plutôt que dans les années 30. C’est un clin d’oeil aussi à « Good morning Vietnam », que j’ai transformé ici en « Good morning New York City ».

Vous vous êtes rendu à New York pour préparer cet album?

Oui, plusieurs fois. J’habite à Québec, donc ce n’est pas très loin pour moi. J’y ai notamment été pour consulter des archives photo qui sont inaccessibles par les livres ou par l’Internet. L’Empire State Building a été beaucoup photographié, mais ça a été moins le cas pour le Rockefeller Center, si ce n’est pour faire des images de propagande. Y compris, bien sûr, cette fameuse photo des ouvriers, qui était en réalité une image mise en scène. Il faut bien se dire en effet que ces fameux ouvriers ne prenaient jamais leur lunch de cette manière-là. Ils mangeaient sur du plancher. Comme je le fais dire à un des ouvriers dans le tome 2, ils prenaient déjà bien assez de risques comme ça, pas besoin d’en rajouter pour se tuer au moment du lunch! En me rendant à la grande bibliothèque publique de New York, j’ai pu avoir accès à des photos du chantier et j’ai pu voir à quoi il ressemblait depuis la rue. J’ai vu les vraies images de 1932. Au Rockefeller Center lui-même, j’ai également eu accès aux archives photo et j’ai pu voir toute l’évolution du chantier, depuis les premiers coups de pelle au début des années 30 jusqu’aux années 50. C’était une vraie mine d’or! C’était d’autant plus génial que ce sont des archives qui ne sont pas ouvertes au public. J’ai pu y avoir accès en tant qu’auteur. J’ai également été visiter le Tenement Museum, qui est un endroit où plusieurs appartements reconstitués montrent de manière fidèle comment les ouvriers immigrants vivaient à New York dans ces années-là. On retrouve tous ces détails dans l’album.

Une fois que vous aviez toute cette documentation, comment avez-vous imaginé les différents personnages? D’où est venu ce personnage de Giant, par exemple? 

Je voulais surtout faire une histoire sur la résilience. Giant a vécu un traumatisme qui l’a poussé à quitter son pays et depuis lors, il n’a plus vraiment réussi à aller de l’avant. C’est quelqu’un qui a beaucoup de force physique, mais qui n’a pas trouvé en lui la force mentale de passer outre ce qu’il a connu pendant la guerre civile irlandaise.

C’est un personnage étonnant. Il ne parle presque jamais mais par contre, une fois qu’il se met à écrire, on découvre qu’il a beaucoup de choses à raconter…

Dans le tome 2, on va découvrir que lorsque Giant était dans l’IRA, c’était lui qui tapait les tracts à la machine. C’est donc loin d’être un illettré, comme c’était souvent le cas pour les ouvriers irlandais à cette époque-là, qui étaient généralement des paysans qui avaient émigré et qui ne savaient ni lire ni écrire.

Pourquoi décide-t-il à un moment donné de prendre l’identité de quelqu’un d’autre?

Parce que c’est sa seule chance de s’en sortir. Il est tout seul depuis des années et tout à coup, il voit une petite fenêtre qui pourrait peut-être lui permettre d’aller mieux. Il décide donc de s’y engouffrer, même s’il ne se doute pas des proportions que ça va prendre. Il est poussé dans le dos aussi par son copain Dan, qui lui donne des coups de pieds aux fesses pour essayer de le faire sortir de sa solitude.

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Après avoir lu ce tome 1, on se dit que tous les éléments sont réunis pour que cette histoire se termine mal. Est-ce que ce sera le cas?

En réalité, j’ai eu plusieurs fins possibles en tête. Au début, je voulais que la fin soit tragique et que Giant ne s’en sorte pas. De toute façon, sur son chantier, il côtoie la mort tous les jours et quelque part, ça l’arrangerait bien de glisser et de mourir comme ça. J’ai pensé aussi à une fin à l’eau de rose, mais ça ne marchait pas non plus. Finalement, c’est ma fille de 13 ans qui m’a donné l’idée de la fin. Elle lit mes pages au fur et à mesure, environ 5 par mois, et quand je lui ai demandé comment elle pensait que ça devait se terminer, elle m’a proposé une fin qui correspondait bien à ce que je voulais. Pour moi, cette fin est évidente. L’histoire ne pouvait pas se terminer autrement que comme ça.

Comment travaillez-vous? Avec un scénario très écrit à l’avance ou est-ce que vous l’adaptez au fur et à mesure?

Non, c’est très écrit à l’avance. Quand je dessine mon propre scénario, je suis vraiment obligé de caler les choses parce que sinon, je risque souvent de me trouver mal pris. Toute l’histoire est affichée sur mon mur, découpée page par page et même case par case. Par contre, c’est vrai qu’en faisant l’album, je raccourcis ou rallonge parfois certaines scènes. Je condense des passages qui devaient faire deux pages en une seule, par exemple, ce qui me permet de dégager de la place pour insérer d’autres choses ailleurs. Mais ce sont des petites retouches. Le chemin de fer général ne bouge pas. J’essaie aussi d’alterner les scènes muettes avec des scènes où il y a beaucoup de dialogues. Cela permet de créer des contrastes.

Et les dialogues, justement? Vous y accordez beaucoup d’attention, non?

Ca dépend. Il y a des scènes très visuelles, pour lesquelles le dialogue ne vient qu’après. Il y a même une scène dans le tome 2, lors de laquelle un ouvrier manque de tomber, où j’avais d’abord imaginé des dialogues et puis finalement j’en ai fait une scène muette. Parfois, les dialogues sont très importants et parfois, ça aide aussi de les enlever, afin de permettre au lecteur de se projeter dans l’album. Avec une scène muette, le lecteur imagine lui-même les dialogues. Il y met ce qu’il veut et donc, il participe davantage à l’histoire.

Les couleurs de l’album sont très belles. Dans quelle mesure constituent-elles une part importante de votre travail?

C’est marrant que vous me disiez ça parce que comme j’ai travaillé uniquement avec des photos historiques en noir et blanc, j’avais l’impression à un moment donné que la ville de New York était en noir et blanc en 1932! (rires) Pourtant, déjà dans ces années-là, Times Square était une explosion de couleurs et sur Broadway, les shows étaient très colorés, comme on le voit dans le film Gatsby de Baz Luhrmann. Mais dans l’imaginaire collectif, ce n’est pas trop le cas. Je ne voulais donc pas utiliser de couleurs trop flashy, d’autant plus que l’histoire se passe dans le Lower East Side, qui a un côté un peu sombre et sale. J’ai donc mis des couleurs, mais en gardant volontairement un côté un peu vieillot. J’ai ajouté pas mal de brume aussi, parce que souvent à New York, les bases des buildings sont dans la brume. J’espère surtout que mes couleurs servent le récit.

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Vous dessinez encore sur du papier?

Non, je travaille en numérique depuis des années. Mais j’ai des outils que je me suis fait moi-même pour retrouver l’effet d’une plume, d’un pinceau ou d’une brosse. Il y a beaucoup de gens qui pensent que c’est de l’encrage traditionnel, alors qu’en réalité c’est du numérique. Et c’est pareil pour la couleur. J’utilise des scans d’aquarelles qui me permettent de donner plus de texture à mes pages. Sans ces petits trucs, ce serait beaucoup plus plat.

Vos influences se situent-elles dans la bande dessinée ou plutôt dans le cinéma et la littérature?

Elles sont multiples. Au niveau du cinéma, je suis influencé par des gens comme Sergio Leone, notamment « Il était une fois en Amérique ». Au niveau de la bande dessinée, j’aime beaucoup des auteurs comme Taniguchi pour le côté narratif, ou Boucq pour le côté dessin.

Personnellement, vos dessins me font penser à Loisel…

Ah oui? Merci, c’est un beau compliment! Celui qui m’influence le plus, même si la filiation ne saute peut-être pas aux yeux, c’est François Boucq. Je passe des heures à regarder les pages de « Little Tulip », par exemple, pour bien comprendre comment il fait son encrage. Ca m’aide beaucoup, même si je garde mon propre style. A mes débuts, j’aimais énormément aussi le travail de Cyril Bonin sur la série « Fog », qui m’a beaucoup marqué. Au niveau américain, il y a Sean Murphy, dont j’aime beaucoup l’énergie dans « Punk Rock Jesus ». C’est quelqu’un qui utilise aussi des colosses dans ses histoires, comme moi dans « Giant ». J’essaie de retrouver cette énergie en écoutant de la musique rock quand je fais mes BD.

Et le tome 2 de « Giant », il sort quand?

Normalement, c’est prévu pour Angoulême 2018. Il est quasiment fini. J’ai déjà 40 pages qui sont finalisées et 6 autres qui sont déjà bien avancées. Il reste uniquement 8 pages qui doivent encore être découpées. Je devrais avoir fini d’ici septembre.

On a l’impression que Dargaud croit beaucoup dans le succès de votre série.

Oui c’est vrai, il y a vraiment eu un très bon accueil de leur part. Pourtant, je ne suis pas encore très connu. J’espère donc que cet album va permettre de me faire connaître un peu plus dans le milieu, notamment auprès des libraires. Ce qui est chouette, c’est que c’est un album qui ne passe pas inaperçu!

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