"N'allez pas mettre le bazar dans la vie des gens, ou alors il y aura un meurtre pour de vrai, et c'est vous qui jouerez le rôle du cadavre !"

En ce moment, je suis en retard. Comme bien des blogueurs, mon rythme de lecture est supérieur à mon rythme d'écriture. Alors, cet été, on essaye de mettre les bouchées doubles, et pourtant, je suis en retard, tel le Lapin blanc d'Alice... Par exemple, ce billet dont vous venez d'entamer la lecture aurait dû être mis en ligne il y a une bonne dizaine de jours, pour coïncider avec la diffusion sur France 3 de l'adaptation de notre livre du jour (et de la série dont il est le premier volet). Une série de polars parodiques, un peu de légèreté après deux thrillers très durs et violents. Et qui de mieux que des Britanniques pour se moquer d'eux-mêmes ? "La Quiche fatale", de M.C. Beaton (publié chez Albin Michel dans la traduction d'Esther Ménévis), est donc la première enquête d'Agatha Raisin, personnage haut en couleurs qui qui détonne dans le petit monde des enquêteurs soooo british. Une citadine, une working girl, qui débarque à la campagne et doit se faire à ces us et coutumes. Un vent de mauvais esprit souffle sur cette série qui se moque gentiment des détectives amateurs qui ont fait la renommée des polars à l'anglaise. Et ce n'est qu'un début (la série compte déjà... 27 titres !).

Agatha Raisin dirige un cabinet de relations publiques portant son nom. C'est une Londonienne pur sucre, une femme d'affaires qui a réussi. Âgée d'une cinquantaine d'années, elle a tout sacrifié à cette réussite professionnelle et, brusquement, elle a ressenti le besoin de souffler. Alors, elle a décidé de vendre sa boîte et de prendre une retraite anticipée dans le cottage qu'elle vient d'acheter.
Il se trouve à Carsely, dans les Cotswolds, l'une des plus belles régions d'Angleterre. C'est un village à l'écart des habituels circuits touristiques, synonyme de calme, et certainement aussi de luxe et de volupté, Agatha n'en doute pas. Elle a d'ailleurs payé (cher) les services d'un décorateur d'intérieur pour se sentir comme chez elle dès son emménagement.
Rapidement, toutefois, Agatha se sent seule, à Carsely, où elle ne connaît personne. Peu importe, se dit-elle, Londres n'est pas si loin, en une heure et demie, elle y est et peut retrouver ses amis, dont Roy, son ancien bras droit. Mais, lorsqu'elle rentre à Londres, elle découvre que tout a changé en son absence : son agence démantelée, ses anciens bureaux mis en vente, ses employés partis...
Tout ce qu'elle avait construit n'existe plus et son sentiment de solitude revient plus fort encore... N'ayant plus d'attache à Londres, elle rentre à Carsely, bien décidée à faire de Carsely son home sweet home. Elle va se faire des relations au village. Mais ça commence mal, elle est très mal accueillie par sa voisine immédiate et, pour se venger, débauche sa femme de ménage... Ambiance...
Peu importe, Agatha a une autre idée pour devenir le pôle d'attraction de Carsely : ayant vu une annonce pour la plus importante manifestation du village, le concours de la meilleure quiche, elle a décidé d'y participer et compte bien s'imposer. Bien que n'ayant jamais cuisiné de sa vie, elle sait comment l'emporter : elle connaît la meilleure quicherie de Londres...
Le fait de tricher en ne préparant pas elle-même sa quiche ne la turlupine pas plus que cela. Après un dîner pris en compagnie des Cummings-Browne, un couple très antipathique et sans-gêne, elle sait même qu'elle ira acheter une quiche aux épinards. Monsieur Cummngs-Browne, juré chargé de désigner le gagnant du concours, lui a fait cette proposition d'un air entendu...
Un tour à Londres et Agatha rapporte la quiche qui sera forcément gagnante. Mais, à son grand dam, c'est une certaine Mrs. Cartwright qui décroche la timbale. Comme chaque année, lui explique-t-on. Agatha est vexée comme un pou, persuadée que ce concours est truqué et que Mr. Cummings-Browne est un escroc, en plus d'être un malotru !
Agatha veut prouver qu'il y a eu tricherie, mais elle n'en a pas le temps : au lendemain du concours, Mr. Cummings-Browne est retrouvé mort chez lui... Après avoir mangé ce qui ressemble fort à une part de quiche aux épinards... L'autopsie montre que la mort est due à la présence de ciguë dans la quiche aux épinards, celle d'Agatha...
Voilà la nouvelle arrivante dans une situation bien inconfortable : reconnaître qu'elle a triché elle-même ou passer aux yeux de tout le village pour une empoisonneuse et une meurtrière... Il va lui falloir mener sa petite enquête pour raîdement comprendre ce qui est arrivé à Mr. Cummings-Browne afin de sauver ce qui reste sa réputation auprès des habitants de Carsely...
Il est souvent difficile, lorsqu'on parle d'un livre, de rendre les impressions qu'on a eu. Cette première enquête d'Agatha Raisin permet d'installer le personnage et son nouvel environnement, mais aussi la tonalité générale de cette série qui joue avec les codes classiques du polar à l'anglaise, ces romans à intrigue mettant en scène des enquêteurs amateurs.
"La Quiche fatale" est servie (si je puis dire) par un rythme vif, un humour très british, pince-sans-rire et plein d'une ironie mordante qui n'épargne aucun des personnages qui y sont mis en scène. Il faut dire que c'est aussi un des points forts du livre, ces personnages. Les principaux qui, on l'imagine, réapparaîtront régulièrement au fil de la série, et les autres.
Eh oui, Carsely est un personnage à part entière de ce roman. Par sa géographie, sa verdure, ses campagnes environnantes, ses quartiers aisés avec ses magnifiques cottages et d'autres, plus populaires et moins favorisés, sa sociologie et les relations entre ses habitants. Tout le monde connaît tout le monde, les petits secrets ne le restent pas longtemps...
Sauf pour ceux qui, comme Agatha, débarquent à Carsely... Ici, on a des codes, des habitudes, des traditions, et la nouvelle arrivante, exubérante, exaspérante, aussi, par moments, avec son look de citadine, ses comportements de citadine, sa morgue de citadine, son train de vie tape-à-l'oeil de citadine, détonne et agace.
Au fil des pages, on découvre l'irascible voisine, Mrs. Barr, Doris, qui gagne sa vie en faisant des ménages et va devenir la meilleure amie d'Agatha, Mrs. Bloxby et son époux, le pasteur du village, les Boggle, un extravagant couple de personnes âgées, sans oublier l'agent Wong, jeune policier, naïf et romantique, et l'inspecteur-chef Wilkes, totalement inexpérimentés en matière criminelle...
A vous de découvrir tout ceux qui vont graviter autour d'Agatha (auxquels on va ajouter Roy, l'ex-bras droit, aussi exubérant que son amie, qui va fréquenter de plus en plus souvent Carsely), mais aussi les autres personnages liés à la mort de Mr. Cummings-Browne, dont son épouse et Mrs. Cartwright, la gagnante du concours.
Pour le reste, c'est une intrigue classique de polar à l'anglaise, au moins dans la construction, car, dans l'esprit, M.C. Beaton se moque avec irrévérence du genre. On peut d'ailleurs penser que le prénom de son héroïne est choisie à dessein : Agatha, comme Christie, la fondatrice et maîtresse du genre. Mais, Agatha Raisin n'a rien à voir avec Miss Marple, elle pourrait même être son exacte opposée.
En regardant la série (qui semble recevoir des avis mitigés, y compris chez les lecteurs de M.C. Beaton), on découvre Agatha Raisin sous les traits de la comédienne Ashley Jensen qui incarne parfaitement ce personnage complètement décalé. En effet, au-delà de l'intrigue, qui est presque accessoire, ce premier tome, c'est l'arrivée de la citadine dans ce village bien tranquille.

L'auteure joue sur ce décalage complet, dans tous les domaines, entre ce personnage fort en gueule et le reste du village qui semble vivre hors du monde et du temps et voit d'un oeil circonspect l'arrivée de ce qu'il faut bien appeler des étrangers sur son territoire. "Tu te rends compte que tu vis dans un anachronisme", dit même Roy à Agatha, lors de sa première visite à Carsely.
En cela, une autre série télé, elle adaptée de romans, vient à l'esprit : "l'inspecteur Barnaby". Entre Carsely et le comté de Midsomer, dans les sujets des enquêtes, aussi, il y a incontestablement un parallèle à faire. Ce qui sépare ces deux séries, c'est la personnalité de l'enquêteur, Barnaby, incarnation du flegme et de l'intuition, et Agatha Raisin, impulsive et tête brûlée.
C'est d'ailleurs ce qui fait le sel de cette série : une enquêtrice un brin naïve, maladroite et qui met allègrement les pieds dans le plat au lieu de la jouer profil bas. Sa pétulance n'est pas vraiment un atout dans ses enquêtes, elle est plutôt du genre à foncer tête baissée qu'à se laisser porter par son intuition. Elle est un chien dans un jeu de quilles, presque au sens strict du terme.
En témoigne notre phrase-titre, qui a le mérite d'être claire, ou encore cette remarque que lui adresse Wilkes, l'inspecteur-chef : "Tout le monde a quelque chose à cacher, et si vous vous obstinez à fourrer votre nez dans des affaires qui ne vous regardent pas, ça finira mal pour vous". Agatha Raisin, c'est un poil à gratter, un vent de folie qui fait se lever une tornade capable d'emporter le calme de Carsely.
Voilà ce qui frappe (et qu'on retrouve assez bien dans la série télé, loin d'être parfaite, c'est vrai) : le manque absolu de discrétion d'Agatha Raisin, tout à fait réjouissant pour le lecteur. Elle est hors norme et ce côté exaspérant et m'as-tu-vu est un bonheur pour créer des situations improbables, en particulier dans ce contexte si paisible...
Le fait d'évoquer Barnaby, on y revient rapido, n'est pas anodin. Caroline Graham, née en 1931, a crée ce personnage en 1987. Or, Agatha Raisin, elle, est apparue en 1993, sa publication en France est donc très tardive, certainement liée à l'adaptation audiovisuelle. Parallèle ou concurrence, polar classique ou série plus parodique, je ne connais pas le fin mot de tout cela, je constate simplement.
Cela nous amène aussi à parler de M.C. Beaton, la créatrice d'Agatha Raisin. C'est en fait un des nombreux pseudonymes de Marion Chesney, née en 1936, romancière incroyablement prolifique, auteure de romans d'amour, de romans historiques et de séries de polars teintés d'humour (l'autre met en scène le personnage de Hamish Macbeth et tous ses titres commencent par le mot "Death")...
Ah, tiens, puisqu'on en parle, un mot sur le titre de ce premier volet, "la Quiche fatale". Son originalité vient de ce mot "quiche", qu'on n'attend pas forcément. Mais, il faut reconnaître que le titre anglais, lui, est bien plus amusant, avec un formidable jeu de mots dont je ne me lasse pas : "The Quiche of death" (pour "the kiss of death", bien sûr, le baiser de la mort...).
D'emblée, on est fixé sur l'esprit de cette série qui, manifestement, fait sa force, même si je n'ai pas encore le recul nécessaire pour en juger. En revanche, l'envie de poursuivre la lecture des enquêtes d'Agatha Raisin, pour voir les personnages évoluer, les situations dans lesquels elle va se retrouver et la manière dont elle va se tirer des mauvais pas où elle a le chic de se jeter.
Je suis vraiment curieux de voir comment cette citadine va se muer (ou pas) en cottager, en habitante d'un village rural sans commune mesure avec Londres. Voir si elle va continuer à se nourrir de plats surgelés réchauffés au micro-ondes, si elle va conserver ses tenues voyantes et si elle va se fondre dans ce nouvel environnement (j'ai du mal à y croire).
C'est le genre de livres qu'on adore ou qu'on déteste, à commencer par ceux qui ne jurent que par les polars "sérieux" et dédaignent ce genre de série qui jouent volontiers sur l'humour et le détournement des codes. Et puis, il y cet humour, assez mordant, je trouve, qui ne repose pas seulement sur les situations, mais aussi sur des personnages non pas caricaturaux, mais où l'on force le trait.
Personnellement, j'ai rapidement adhéré à l'esprit que M.C. Beaton insuffle à sa série, en particulier pour jouer sur le clivage ville/campagne. Oui, elle va loin, elle pousse le curseur presque à fond et s'amuse de ce décalage culturel marquant entre la nouvelle venue et les autochtones, du regard que les uns portent sur les autres et réciproquement.
On peut trouver qu'elle exagère, mais dans un monde où de plus en plus de citadins choisissent de s'installer à la campagne avec des fortunes diverses, dans un monde où les néo-ruraux souhaitent faire interdire aux cloches de sonner ou aux vaches de meugler, on peut aussi trouver que M.C. Beaton a eu le nez fin en lançant cette série dès 1992.
Albin Michel a entamé l'an passé la publication de cette série, avec quatre premières enquêtes, déjà rejointes par deux autres depuis le début de l'année 2017. La deuxième m'attend déjà, mais je vais laisser reposer un peu avant de retrouver Agatha Raisin et ses nouveaux amis, de repartir à Carsely, village anglais si tranquille où le taux de criminalité va brusquement exploser...