"Tu sais comment on appelle un mec qui passe du côté de la défense, aux Homicides ? On appelle ça un « Jane Fonda ». C'est comme quelqu'un qui aurait traîné avec les Nord-Vietnamiens. Tu comprends ? C'est comme passer du côté des ténèbres".

Par Christophe
Celui qui pourrait bien se retrouver affublé de ce surnom peu enviable de "Jane Fonda" (je parle du contexte, pas de l'actrice), est l'un des plus célèbres flics de fiction au monde. Un personnage qui en est à sa vingtième enquête, ce qui n'est pas rien pour une série littéraire, qui a droit à sa série télévisée et pourtant, se retrouve à un moment crucial de son existence. Oh, certains l'auront déjà reconnu, nous allons parler de Harry Bosch et de sa nouvelle enquête. Très particulière, puisqu'elle n'a plus lieu dans le cadre de la police de Los Angeles... "Jusqu'à l'impensable", de Michael Connelly (aux éditions Calmann-Levy, traduction de Robert Pépin), est en effet la première enquête d'un jeune retraité. Situation qui va placer Harry Bosch face à des dilemmes, mais aussi le libérer des entraves qu'il supportait de plus en plus mal. Comme souvent, au fil de cette série, Michael Connelly met le doigt sur les contradictions du système judiciaire américain, la quête relative de la vérité quand on a sous la main le coupable idéal...

Menacé d'une lourde suspension sans solde après l'affaire de "Mariachi Plaza", Harry Bosch s'est finalement résigné à prendre la retraite qu'il avait repoussée de toutes ses forces. Ainsi, il a touché sa pension et, comme il n'est pas du genre à se laisser faire, il a embauché son demi-frère, l'avocat Mickey Haller, pour le représenter dans le procès qu'il a décidé d'intenter à la ville de Los Angeles.
Pourtant, ce jour-là, ce n'est pas pour évoquer son affaire que Haller a demandé à Bosch de le rejoindre à la sortie d'une audience. En fait, l'avocat souhaiterait à son tour embaucher son demi-frère, dans le cadre d'un autre de ses dossiers en cours. Cisco, son enquêteur habituel, est hors-service après avoir été blessé dans un accident de la route.
Il reste six semaines à Haller pour découvrir des éléments pouvant éviter à son client une longue peine de prison. Da'Quan Foster est accusé d'avoir assassiné Lexi Parks, directrice adjointe des services municipaux de West Hollywood. L'affaire est très médiatique, même Bosch, qui, depuis sa retraite, ne prête plus guère attention a l'actualité, en a entendu parler.
Cette effervescence est due à la personnalité des deux principaux protagonistes. La victime était une femme en vue dans sa communauté, occupant un important poste municipal. Elle était, en outre, l'épouse d'un shérif adjoint... Le principal suspect, pour sa part, est un ancien chef de gang, dans une ville où ils ont fait des dégâts énormes.
Peu importe que Da'Quan Foster se soit repenti et travaille aujourd'hui auprès d'enfants défavorisés à qui il dispense des cours de peinture. Le hic, c'est que c'est son ADN qui a été retrouvé sur la scène de crime. Du sperme dont l'analyse a "matché" avec un échantillon placé dans le fichier de la police depuis 2004, lorsque Foster avait été accusé de viol...
Da'Quan Foster a tout du coupable idéal, Mickey Haller en a bien conscience. Et ses effets de manche habituel, sa roublardise et son bagout ne suffiront pas pour aider son client, qui clame son innocence. Il lui faut un enquêteur pour tout reprendre et découvrir au plus vite le défaut de la cuirasse de l'accusation, peu importe la nature de cette faille.
En l'absence de Cisco, Haller n'a plus d'autre recours que de demander son aide à Bosch. Mais, celui-ci rechigne : travailler pour un avocat de la défense, qui plus est dans une telle affaire, n'est pas bon pour la réputation. On dirait qu'il a changé de camp, qu'il a trahi la police, pris fait et cause pour un meurtrier, chose d'autant plus grave que la victime était l'épouse d'un flic.
Finalement, Bosch accepte un discret rôle de conseil : il va jeter un regard à l'affaire et s'il remarque quelque chose, il le fera savoir, mais dans la plus grande discrétion. Sans réelle conviction, son vieux fond policier restant persuadé que Haller défend des criminels qui n'ont que ce qu'ils méritent quand on les condamne...
Mais, en lisant le dossier, l'oeil expert de Bosch remarque tout un tas de petits éléments qui ne collent pas. Rien de fondamental, rien de suffisant pour permettre à Haller d'innocenter de son client, mais rien qui ne fasse de Foster le coupable idéal dont la presse s'est emparé. Peu à peu, sa conscience professionnelle et morale reprend le dessus : son intuition est que Foster pourrait être innocent.
Une rencontre avec le suspect finit de le convaincre qu'il y a anguille sous roche. Et peu importe ce qu'on dira de lui, faire la vérité sur cette histoire est le plus important à ses yeux. Alors, contre tous ses principes, il décide de reprendre cette enquête à zéro, comme au bon vieux temps. Sauf qu'il n'a plus de plaque. Et que l'enquête va s'avérer bien plus dangereuse que prévue...
Peut-on imaginer Harry Bosch rester à la maison, écoutant de jazz et travaillant à la restauration d'une vieille Harley sur laquelle il se verrait bien rejouer "l'Equipée sauvage" (pas Brando, non, il préfère le personnage joué par Lee Marvin) ? Et pourtant, c'est bien ainsi qu'il se présente à nous lorsque Mickey Haller lui donne rendez-vous. Un retraité, Bosch ? Impensable !
Le naturel revient vite au galop et l'électron libre qu'a toujours été Harry Bosch se retrouve soudain avec les coudées franches pour rechercher la vérité. Oh, bien sûr, il va lui falloir quelques règles et lois, mais rien de plus que d'habitude. Avec une certitude qui est de son côté : il est bien le seul dans toute cette histoire à se soucier de la vérité...
Même Mickey Haller n'a pas cette idée en tête à chaque instant. En témoignent les premiers chapitres de "Jusqu'à l'impensable", dans lesquels on voit Haller obtenir l'acquittement d'un client pris en flagrant délit de trafic de drogue. C'est ainsi, un vice de forme mis en évidence, et peu importent les faits, incontestables.
On pourrait ajouter les préjugés sociaux et raciaux, tous deux au coeur de l'intrigue de l'affaire Parks/Foster. Le passé de délinquant de Da'Quan Foster, sa peau noire, son niveau social modeste, tout cela contribue à ce qu'on n'instruise pas son cas à décharge (c'est l'une des grandes différences entre les droits français et américains : chaque camp argumente en fonction de son rôle).
Et puis, il y a le sacro-saint ADN. Loin de moi l'idée de remettre en cause les avancées de la police scientifique, bien au contraire, mais il arrive qu'elles rendent les enquêteurs un peu feignants... L'ADN sur la scène de crime, c'est la nouvelle parole d'évangile, LA preuve que personne ne conteste, l'incarnation de la vérité.
De nos jours, si l'ADN permet d'innocenter des personnes emprisonnées à tort, grâce au travail d'associations recherchant la justice et la vérité, il arrive aussi qu'il serve à charge contre des accusés et que les investigations n'aillent pas plus loin, qu'on examine aucune autre piste... Et c'est ce que remarque Bosch au sujet de Da'Quan Foster.
Ce n'est pas la première fois que Michael Connelly critique le système judiciaire américain dans ses romans. Et, avec des personnages récurrents respectivement policier et avocat de la défense, il y a de quoi faire. Or, Bosch, malgré son caractère un peu trop affirmé, son respect flexible des règles et son aversion pour les magouilles politiques et policières, privilégie toujours la recherche de la vérité.
Mais cette fois, il offre un point de vue privilégié à son personnage. En le soustrayant au cadre très strict de la police, il lui donne une liberté de mouvement que, certes, il s'arrogeait malgré tout, mais au risque de gros, gros ennuis (tout au long de la série, ses bisbilles avec sa hiérarchie sont un élément récurrent), mais surtout, il lui permet de regarder les choses sous un autre angle.
Bosch n'est plus policier et ce que Haller lui demande, c'est de porter un jugement sur le travail de ses collègues, qui n'en sont plus désormais. Dans "Jusqu'à l'impensable" (curieux choix, ce titre, bien loin de l'original, "The Crossing", qui fait référence, je pense, à la traversée de Bosch pour rejoindre le camp de la défense), il va se trouver face à un gamme complète de policiers...
Il y a les bons flics, à commencer par sa dernière partenaire, Lucy Soto, qui fait une brève apparition dans le roman et qui a la confiance de Bosch, les flics débordés, qui ont des tonnes de dossiers à gérer et des journées de travail qui ne sont pas extensibles, des flics plus ou moins consciencieux, des flics pressés de boucler un dossier, d'autres plutôt partisans du moindre effort, des flics incompétents...
Et aussi de vrais ripoux.
La plupart de ces flics, Bosch les connaît personnellement ou a connu des collègues qui leur ressemblait. La plupart de ces flics, il les comprend, il est conscient de leurs difficultés, il était d'ailleurs à leur place il y a encore peu de temps. Et pourtant, l'idée qu'un innocent puisse finir en prison parce que des policiers ont mal fait leur boulot lui est insupportable.
En fait, c'est tout l'enjeu de cette enquête : même si Bosch travaille pour un avocat de la défense, il reste d'abord et avant toute autre chose, un flic. Son enquête, il la mène exactement comme s'il travaillait encore pour les Homicides, avec ses méthodes, à l'ancienne, se fiant à son instinct et à des raisonnements élaborés et non à des pistes toutes faites.
Et peu importe s'il doit, pour cela, remettre en cause le travail de ses anciens collègues, leur offrant une occasion supplémentaire de le considérer comme un paria, un traître. Sa présence aux côtés de Mickey Haller venait heurter un principe fort, son enquête, elle, va bien plus loin en mettant en évidence les carences des policiers chargés du dossier.
Et ça, c'est impardonnable. Mais ce n'est rien à côté de la vérité.
A aucun moment, il ne se considère comme un enquêteur de la défense. Sans doute aurait-il refusé de travailler pour Haller s'il n'y avait eu ce doute que le flic en lui ne pouvait laisser passer. Et dans ce cas, il n'y aurait pas eu de roman. Non, c'est bien en flic qu'il agit tout au long de cette histoire et tant pis s'il n'a plus de badge pour le prouver.
Sans oublier un élément majeur, qui vient renforcer les doutes de Bosch tout au long de l'enquête : sa fille, Maddie. Elle admire son père, le travail qu'il a accompli au sein de la police depuis la mort de sa mère. Et, lorsqu'elle apprend que Bosch va travailler pour son demi-frère, elle est celle qui le prend le plus mal. Et son regard à elle est tellement plus important pour Bosch que celui de ses collègues.
Bosch le solitaire est se passerait difficilement de sa famille, désormais. Cette fille sur laquelle il veille comme sur la prunelle de ses yeux, et ce frère, tombé du ciel, avec qui il forme un sacré tandem, malgré toutes leurs différences. Oh, ne rêvez pas, Bosch ne va pas rester au service de Mickey Haller, et tant mieux pour les procureurs de Los Angeles !
Bosch est retraité, vive Bosch ! Tout à changé, mais pas lui, il reste le même électron libre épris de justice et de vérité, le même vieil emmerdeur qu'il ne faut pas chercher, le même enquêteur plein d'intuition et de ressources. Longue vie à Harry Bosch, il a certainement encore beaucoup d'enquêtes devant lui, on verra bien dans quel cadre...