"Some say the devil is dead, more say he rose again..."

"Certains disent que le diable est mort, d'autres, plus nombreux encore, qu'il est ressuscité...", dit ce chant traditionnel irlandais dont l'air flotte sur notre roman du soir, depuis son exergue et sans doute encore longtemps après sa fin. L'Irlande et son histoire contemporaine, cette guerre civile qui n'a jamais dit son nom qui a fait des ravages au coeur de l'Europe, sont des éléments centraux de ce roman, qui appartient à une série de polars dont nous avons évoqué sur ce blog les trois premiers volets. L'inénarrable capitaine Mehrlicht et son équipe sont de retour pour une enquête musclée sentant plus le soufre (et la fumée de cigarettes, mais ça, c'est Mehrlicht) que le trèfle, à la poursuite d'un personnage mythique : le Croquefeu. Si vous connaissez déjà la série de Nicolas Lebel, n'attendez pas, plongez-vous vite dans "De cauchemar et de feu" (en grand format aux éditions Marabout) ; si vous n'avez pas encore suivi les aventures de cette équipe du commissariat du XIIe arrondissement, alors, on ne saurait que trop vous la conseiller.

A quelques heures du weekend pascal, l'équipe du capitaine Mehrlicht est appelé pour un meurtre dans un pub parisien. Un homme a été abattu dans les toilettes de l'établissement, mais le mode opératoire est assez énigmatique : cela ressemble plus à une exécution qu'à un crime crapuleux. Et ce n'est pas la seule chose qui attire l'attention de Mehrlicht.
Dans ces toilettes, jusque-là plutôt bien tenus, le tueur (qui d'autre pourrait faire ça ?) a laissé un petit dessin sur le mur. Une sorte de petit bonhomme, tracé avec du sang dans un style enfantin. Et, au-dessus de cet étrange personnage, une phrase écrite dans une langue qui colle même le capitaine, celui qu'on surnomme Google au commissariat !
Enfin, parce que cette affaire ne commence décidément comme aucune autre auparavant, Régis, le légiste, a découvert un indice qui pourrait s'avérer capital : la personne qui a dessiné le drôle de petit bonhomme sur le mur des toilettes du pub ne portaient pas de gants : il a laissé deux empreintes digitales très nettes. A l'ère des "Experts", voilà qui est peu commun...
L'autopsie va donner encore un peu plus que cette affaire n'a rien d'ordinaire. Mais surtout, elle va offrir à Mehrlicht et ses habituels adjoints, Dossantos et Latour, un élément capital pour orienter leurs recherches : le corps de la victime, abondamment tatoué, arbore d'une épaule à l'autre trois lettres qui forment un sigle connu de tous : IRA.
L'Armée Républicaine Irlandaise, l'un des acteurs centraux d'une guerre civile qui a duré près de 30 ans sans jamais dire son nom : le conflit nord-irlandais. Mais, depuis bientôt vingt ans, officiellement, en tout cas, la paix a été signée. Clin d'oeil de l'histoire, c'était un Vendredi saint... Et, si l'on sait que des représailles ont eu lieu depuis sur l'île, en retrouver trace en plein Paris est surprenant.
Même pour une équipe aguerrie, habituée à gérer des affaires hors norme, c'est un pas vers l'inconnu. Si cette enquête a une dimension internationale, cela ne va pas manquer de compliquer les choses. Mais surtout, il va falloir acquérir rapidement la certitude que le meurtre du pub de la rue de Montreuil est bien en lien avec le passé de la victime au sein de l'IRA...
Et replonger dans le passé pour essayer de déterminer le mobile de ce crime...
"De cauchemar et de feu" est donc le quatrième volet des enquêtes du capitaine Mehrlicht et de son équipe. Sans doute la plus complexe, la plus délicate, aussi. Tant sur le plan de l'histoire elle-même que sur celui de la construction du livre. D'ailleurs, il suffit de regarder le livre : il est plus grand que les trois précédents volumes. Un véritable grand format, et un peu plus de 400 pages.
Laissons l'objet, revenons à son contenu. Un vrai thriller policier, avec du rythme, une unité de temps, dont on comprend qu'elle se limitera certainement à cette semaine sainte (le meurtre du pub a lieu le soir du Jeudi saint), et donc une vraie course-poursuite après un tueur qu'il faut arrêter avant qu'il ne laisse derrière lui un sillage ensanglanté.
Et c'est loin d'être évident : malgré les indices en apparence nombreux, difficile pour Mehrlicht et ses adjoints d'attaquer cette enquête par le bon bout. Toujours un temps de retard, l'impression de jouer à un effroyable jeu de pistes sans en connaître les règles exactes... Et ce n'est pas ce drôle de bonhomme rouge sang qui suffira à leur faire comprendre la mécanique du tueur.
Alors, bien sûr, on retrouve les éléments habituels de la série de Nicolas Lebel : Mehrlicht et son exécrable caractère, son incessante tabagie, son langage fleuri, ses inénarrables sonneries de téléphone... Mais aussi le souvenir de Suzanne, sa défunte épouse, qui revient le hanter, et son fils, près à passer le bac et qu'il a trop longtemps délaissé.
A ses côtés, Latour, toujours éprise d'un homme sans-papier qui ne l'est plus, puisque, grâce à l'intervention de Dossantos, il en a obtenu en bonne et due forme. Désormais, ils vont pouvoir faire des projets plus sérieux... Quand à Dossantos, enfin débarrassé de ses encombrantes relations passées, il sent son coeur de brute se briser devant l'histoire d'amour de Latour...
Et puis, il y a le stagiaire... Ou plutôt, la stagiaire, cette fois. Et encore une fois, Nicolas Lebel a dessiné un beau costard pour ce personnage qui devrait rester dans la série comme la pire expériences de l'équipe Mehrlicht en la matière, et ce n'est pas peu dire... Elle s'appelle Laura Reinier, une brillante élève-officier qui va découvrir le terrain lors de cette enquête.
Pour Mehrlicht, elle ressemble surtout à Chantal Goya, et ce n'est pas un compliment de sa part. Oh, loin de moi l'idée de dénigrer cette jeune femme, mais force est de reconnaître que son apparition est l'un des running-gags de ce roman, car son comportement est bien loin de celui de ses nouveaux collègues. Question de... philosophie, vous comprendrez pourquoi en lisant ce livre.
Voilà pour les fils narratifs secondaires, récurrents dans la série. Ils permettent d'alléger la tension de l'histoire centrale, violente, dure, effrayante, par moments. Ce sont aussi des fils qui prennent parfois un tour comique. Essentiellement le cas de cette pauvre Laura Reinier, Blandine lâchée dans une arène pleine de lions, mais sans soutien divin, et de Mehrlicht, qui fait son habituel numéro.
Et puis, il y a le coeur de ce roman : l'Irlande, et son histoire contemporaine. Un demi-siècle d'histoire, en fait, pour ce qui concerne la trame du roman. Mais en fait, un siècle exactement, puisque les fêtes de Pâques 1916 furent marquées par une insurrection contre le colonisateur anglais. Les mobiles de notre tueur se trouvent là...
Et, pour que nous le comprenions bien, Nicolas Lebel installe un fil narratif historique. Il ne s'agit pas seulement de raconter les faits qui ont émaillé la lutte des Irlandais du Nord pour obtenir leur indépendance ou leur rattachement à la République, mais aussi de retracer le parcours du personnage central de cette enquête : le tueur.
Cette fois, en effet, la personnalité du tueur, sa vie, son destin, tout cela tient une place importante dans le récit comme dans l'intrigue. Nicolas Lebel construit véritablement un personnage, lui donne de l'épaisseur. Et surtout, place le lecteur dans une situation inconfortable vis-à-vis de ce tueur. Il est facile de haïr un meurtrier, mais celui-là suscite, outre l'effroi, une certaine pitié.
Je ne vais pas en dire plus à son sujet, vous découvrirez sa descente aux enfers, le lent processus qui va le plonger dans la folie et la violence. Un chemin le long duquel politique et religion s'émulsionnent pour donner un mélange instable, capable d'exploser à chaque instant. Un extrémisme politique nourri par un fanatisme religieux, ça ne vous rappelle rien ?
Entre catholiques et protestants, on s'est entre-tué pendant des décennies en plein coeur de l'Union Européenne dans une indifférence générale. On tirait à l'arme de guerre dans les rues de Belfast et de Derry, des véhicules blindés patrouillaient et ouvraient le feu. L'oeuvre d'une armée tout à fait régulière, que jamais personne ne songea à qualifier de terroriste.
Les terroristes étaient dans le camp d'en face. Celui de l'IRA. Toujours le même dilemme : terroristes ou résistants ? La défense d'une cause juste par la violence extrême, c'est ce qui s'est déroulé pendant trente ans en Irlande. La résistance a longtemps existé avant d'être avalé par le système politique où l'ont poussée les ambitions de certains. D'autres ont choisi des voies quasiment mafieuses...
La cause juste de l'indépendance de l'Irlande n'est plus à l'ordre du jour. La paix, dit-on, est revenu, mais le colonisateur est toujours là... A l'heure du Brexit, alors que le Royaume-Uni envoie paître l'Europe, il est ironique de se dire que, par diplomatie, on a laissé l'armée britannique réprimer dans le sang les velléités d'indépendance nord-irlandaises. Ironique, et désolant...
Nicolas Lebel, dans "De cauchemar et de feu", installe l'histoire de l'île verte en parallèle de son intrigue policière. Jusqu'à un point de divergence qui laissera le personnage suivre son petit bonhomme de chemin, jusque dans les rues de Paris, au moment de la Semaine sainte 2016. Et puisqu'on parle de petit bonhomme...
Au-delà des questions politiques et religieuses, Nicolas Lebel introduit aussi une dose de folklore dans son intrigue. Il y a la musique, comme ce traditionnel dont les paroles servent de titre à ce billet. On les trouve en exergue du roman, puis en conclusion du tout premier chapitre du roman. Mais, ce n'est pas le plus important.
Le plus important, c'est ce personnage dessiné sur la scène de crime. Ce petit bonhomme avec de simples bâtons en guise de membres. Là encore, je ne vais pas en dire trop, vous découvrirez sa signification exacte et son origine au fil du récit. Issu du folklore irlandais (et spécifique à lui, son équivalent français est une invention de l'auteur), il est un personnage à part entière du livre.
Ce "Croquefeu", pour reprendre le terme, m'a fait penser à la série "Mentaliste" et à la signature du mystérieux John le Rouge, l'ennemi juré de Patrick Jane, l'assassin de sa femme et de sa fille. C'est avant tout une question graphique, même s'il y a bien un tueur derrière chacun de ces dessins. Mais, dans le cas de "De cauchemar et de feu", il y a un personnage de conte et une puissante identification.
Le titre de cette nouvelle enquête du capitaine Mehrlicht est remarquablement choisi. A la fois pour le passage où il apparaît dans l'histoire et pour tout ce qu'il recouvre. Je pourrais (mais rassurez-vous, ce billet a bien assez duré) développer longuement la symbolique du feu, la pureté, l'expiation... Il y a aussi de cela, dans l'histoire du Croquefeu, une culpabilité énorme qu'il faut exorciser...
"De cauchemar et de feu" est certainement le plus sombre des romans composant pour le moment cette série de polars signée Nicolas Lebel. Et elle vaut certainement par la personnalité de ce tueur atypique, effrayant, impitoyable, oui, bien sûr, mais qu'on suit en éprouvant une certaine empathie, pour ne pas dire une forme d'attachement.
Un dernier mot avant de clore ce billet. Il concerne la religion. Elle est un des composants forts de l'ADN de ce livre, à plus d'un titre, vous le comprendrez rapidement. Mais, soyez attentifs, et vous la repérerez au fil de l'histoire se glisser un peu partout, sous des formes plus symboliques, en phase avec cette période centrale de l'année liturgique qu'est la Semaine s'achevant le dimanche de Pâques.
Et un post-scritptum, et après, promis, j'arrête. Je ne suis pas dans la tête de Nicolas Lebel, je pense qu'il y aura d'autres enquêtes de Mehrlicht et, au-delà des intrigues, il sera intéressant de voir l'évolution de ces personnages qui, durant ces quelques jours, ont tous atteint une croisée des chemins sur le plan individuel. A suivre !