"Par le lait, c'est le code de la Nation qui s'infiltre dans l'enfant, formant ainsi son identité".

Précisons d'emblée que cette phrase est issue d'un roman à forte connotation satirique. Et l'on comprendra mieux toute sa force dans le courant de ce billet. Direction l'Ukraine, pour notre livre du jour, un pays qui a beaucoup fait la une de l'actualité ces dernières années (et peut-être même moins qu'elle ne l'aurait dû, étant donnée la gravité de la situation). Or, ce livre, paru en 2009, donc, entre la Révolution orange et le déclenchement des hostilités autour de la Crimée et les fortes tensions avec la Russie, annonce la montée irrésistible des nationalismes dans cette région. Avec pour vecteur, donc, le lait. Et plus particulièrement le lait maternel. "Laitier de nuit", d'Andreï Kourkov (en poche dans la collection Piccolo des éditions Liana Levi ; traduction de Paul Lequesne), est un roman drôle, déroutant, une espèce de fable déjantée qui, certes, amusera le lecteur, mais jamais sans lui faire grincer des dents. C'est fin, c'est acide, c'est pertinent et c'est assez effrayant. Car, sur cette histoire, flotte une espèce de folie slave à laquelle vont être confrontés les différents personnages...

Une nuit d'hiver, près d'un des plus grands hôtels de Kiev, Edouard Ivanovitch Zarzavine, pharmacien de son état, est mortellement poignardé par un inconnu. Un crime crapuleux, à n'en pas douter, qui laisse une veuve profondément attristée, au point de vouloir, quelques jours plus tard, planter à l'endroit où l'homme s'est effondré, un clou pour y suspendre une couronne de fleurs.
Une information qui va passer un peu inaperçue. En tout cas, pour la plupart des personnages que nous allons suivre au fil du roman. Quant au lecteur, il va lui falloir un certain temps pour comprendre l'impact de cet acte violent. Mais, ce meurtre est bel et bien le premier événement fort du livre, son coup d'envoi.
Irina est une jeune maman célibataire qui vit à Lipovka, à quelques kilomètres de Kiev. Pour faire bouillir la marmite familiale (elle vit avec son enfant, mais également avec sa mère), elle se rend chaque jour à la capitale pour vendre son lait maternel, qu'elle produit en abondance, auprès d'un institut spécialisé.
Malgré cela, son existence reste modeste. Et puis, un jour de ce même hiver, alors que la navette qu'elle prend tôt le matin est en retard à cause d'une panne, elle fait la connaissance d'un homme qui lui propose de l'emmener dans sa voiture jusqu'à Kiev. Elle accepte avant de changer d'avis en voyant arriver la navette. Mais, elle sera appeler à revoir cet homme...
A Borispol, autre ville d'Ukraine, travaille Dmitri. Il est maître-chien pour les douanes et inspecte les bagages qui transitent à l'aéroport de la ville. Et comme ce boulot, ce n'est pas Byzance, il lui arrive, lorsqu'il repère un bagage au contenu suspect (comprenez : il contient de la drogue), de détourner ledit bagage et de se partager le contenu avec ses collègues bagagistes.
Un jour de ce même hiver, Chamil, le chien de Dmitri, marque l'arrêt devant une valise. D'une croix tracée à la craie, le maître-chien signale à ses amis qu'il faut s'occuper de ce bagage. Mais, déception, la valise en question ne contient pas vraiment ce à quoi s'attendaient les complices. Dedans, des boîtes contenant des ampoules, dont l'une s'est brisée, ce qui a dû attirer l'attention du chien renifleur.
Pourtant, ce produit semble avoir des effets tout à fait particulier. Pas vraiment ceux qu'on peut attendre d'une drogue, mais le fait d'avoir avec lui ces mystérieuses ampoules va bouleverser la vie de Dmitri et de son épouse, Valia. Au fil des jours et des nouvelles, le douanier va se rendre compte que détourner cette valise-là était tout, sauf une bonne idée...
Dans un appartement de Kiev, vivent Semion et son épouse, Veronika. Mais le couple va mal. La faute à Semion qui disparaît chaque nuit, plus ou moins longtemps, sans que son épouse sache où il va. Et les explications que lui donne en retour son mari ne sont guère convaincante. A chaque nouvelle escapade nocturne, elle est un peu plus persuadée que son mari la trompe...
Semion travaille pour un député ambitieux, Guennadi Ilitch, dont il est à la fois le garde du corps et l'homme à tout faire. Il est donc absent une majeure partie du temps, entre son emploi officiel et ses sorties en pleine nuit. Veronika n'est plus seulement inquiète, elle est désespérée. Et pour aller mieux, pour apaiser sa douleur, elle décide d'aller se promener dans les rues de la capitale.
C'est au cours de l'une de ces promenades réconfortantes qu'elle va faire la rencontre d'une veuve éplorée. Daria Ivanovna était la femme du pharmacien récemment assassiné. Veronika et Daria Ivanovna vont se lier d'amitié. Au fil des discussions, Veronika commence à nourrir de nouveaux soupçons : la nuit du meurtre, Semion était rentré au petit matin. Serait-il possible que... ?
Yegor est un simple gardien, en charge de la surveillance du parc Mariinski, qui se trouve à deux pas de nombreux bâtiments officiels et, en particulier, du Parlement ukrainien. Mais, il faut bien le dire, Yegor aime jouer les mystérieux et se faire passer pour ce qu'il n'est pas. Comme par exemple un agent secret. C'est sûr que ça en jette plus que gardien de parc...
C'est lui qui se trouvait sur la route lorsque Irina s'est retrouvée en rade, faute de navette. C'est lui qui lui a proposé de l'emmener à Kiev. Par hasard, ils vont se revoir, alors que la jeune mère se balade dans le parc après être allée tirer son lait à l'institut. Pourquoi ne pas se revoir, mais cette fois, en organisant un rendez-vous ? Sans se connaître vraiment, Irina et Yegor s'apprécient déjà...
Voilà donc les principaux personnages de ce roman choral, composé de courts chapitres les mettant en scène à tour de rôle. On se croirait dans un film de Robert Altman, dans lesquels évolueraient des personnages qui ne se connaissent absolument pas et n'ont apparemment rien en commun. Et pourtant, sans le savoir, ils sont tous liés...
A ces personnages, il faut tout de même ajouter quelques autres éléments assez croustillants : un chat qui se met à mourir et à ressusciter, des crises de somnambulisme surveillées par un ami du dormeur chargé de comprendre ce qu'il fait dans son sommeil, des ambitions politiques qu'on veut réaliser à tout prix et même une société secrète qui élabore dans l'ombre un plan machiavélique...
Et j'ai gardé le meilleur pour la fin : un médicament révolutionnaire, enfin, qui le serait si on le mettait sur le marché, ce qui n'est pas le cas. Un médicament dont les effets sont extraordinaires au point qu'on lui a donné le surnom d' "antifrousse". Vous en prenez, et pfiout ! Toute timidité, toute crainte, toute inhibition s'envolent et vous voilà doté d'un charisme fabuleux !
Le hic, c'est que ce médicament miracle, qui ferait certainement la fortune de son inventeur s'il était mis un jour sur le marché, possède aussi des effets secondaires... un peu particuliers. Mais suffisants pour les principaux intéressés par ce traitement rechignent à le prendre. Et mettent la pression pour qu'on y remédie au plus vite !
Vous avez maintenant en main tous les ingrédients, auxquels on ajoutera du lait maternel pour lier la sauce. Une histoire rocambolesque où la plupart des protagonistes vont vite se retrouver dépassés par les événements qu'ils ont initiés, parfois sans même le savoir. En fait, au fil des pages, je me disais que ce roman ferait une excellente base pour un scénario signés par les frères Coen.
On y retrouve le même côté décalé, presque déjanté des personnages que dans la plupart des films des deux frangins, mais aussi un côté satirique affirmé. Car, ne nous y trompons pas, derrière ces hommes et ces femmes plutôt ordinaires, se développe une histoire très politique et terriblement critique envers la situation de l'Ukraine.
Je l'ai dit en introduction, Andreï Kourkov a publié "Laitier de nuit" en 2009 (il était sorti cette même année chez Liana Levi en grand format), donc entre la Révolution orange et le conflit avec la Russie. Or, derrière l'histoire particulière des différents protagonistes, on voit poindre des aspects que, avec le recul, on identifie aisément.
Les scandales politiques, liés à la corruption, comme ceux dans lesquels a été impliquée l'icone de la Révolution orange, l'ex-première ministre Ioulia Tymochenko, la montée des nationalismes, aussi bien du côté ukrainien que parmi les populations russophones (d'ailleurs, certains personnages de "Laitier de nuit" vont partir s'installer en Russie), le désarroi de la population face à une classe politique décrédibilisée.
On découvre aussi une société ukrainienne où vivre décemment est loin d'être évident. On se dit que la situation de la population n'a pas vraiment évolué depuis la chute du bloc communiste. Il faut se débrouiller pour gagner sa vie, parfois en marge de la légalité, parfois en recourant à des petits boulots, parfois en cédant à certaines sirènes qui comptent sur la crédulité des gens...
Dans cette optique, je vous conseille de suivre le parcours du prêtre que l'on croise dans "Laitier de nuit". J'en parle parce qu'il s'agit d'un personnage parfaitement secondaire et qu'il n'influe guère sur l'intrigue. Donc, pas de risque d'en dévoiler trop. On voit ainsi le père Onoufri s'acquitter de tâches étonnantes, à la tête d'une église privée, puis exorciste à domicile, puis moine pour un fonds d'aide aux animaux abandonnés (sic)...
L'Ukraine apparaît dans ce roman en perte totale de repères et d'identité. L'identité, comme l'indique le titre de ce billet, est d'ailleurs un des enjeux de tout ce qui se passe en sous-main. Qu'est-ce qu'être Ukrainien ? Comment assurer l'avenir d'une jeune nation encore fragile, malgré d'évidents atouts, mais des déséquilibres réels et une classe politique qui n'assure pas vraiment...
Andreï Kourkov aurait tout à fait pu signer un thriller de politique-fiction, s'il l'avait voulu, car il y a matière à cela. Mais, il a préféré jouer la carte de la satire et, même si on ne s'en rend pas immédiatement compte, elle est féroce. Au point de proposer un dénouement au livre qui confine à l'absurde. Et le constat, lui, est sans appel : il y a quelque chose de pourri dans la jeune république d'Ukraine !
Ne vous imaginez pas une histoire hilarante, non, ce n'est pas non plus une comédie. Mais, les personnages vont se retrouver confrontés à des situations étonnantes, étranges, délicates à appréhender... Et, pendant que nous les observons, leur existence change, prend des tournants inattendus qu'ils n'imaginaient même pas devoir affronter.
L'humour passe bien par certaines situations, sans que ce soit forcément des gags énormes. Au coeur de tout cela, on a bien sûr cet "antifrousse", dont les effets s'avèrent surprenants. Sacré potion magique ! Mais à consommer avec modération, particulièrement si vous nourrissez quelques ambitions inavouables...
Certains des personnages sont confrontés à des événements extraordinaires qui bouleversent leur existence, d'autres se retrouvent embarqués dans un véritable vaudeville... Chaque situation est différente, mais toutes sont influencées par les éléments centraux qui se déroulent dans l'ombre et qu'on ne découvre vraiment que dans la dernière partie du livre.
Alors, oui, cela demande un peu de patience et beaucoup d'attention au lecteur, car tout ne lui est pas donné tout cuit, tout de suite. On est un peu comme les personnages, perdu dans cette mosaïque d'histoires qui ne se recoupent pas forcément de manière évidente. Mais les différents parcours méritent le coup d'oeil : on a envie de savoir ce qu'il va advenir de ces hommes et de ces femmes.
Je ne vous cache pas qu'en me retrouvant avec le livre en main, sa couverture assez, euh, spéciale, et son énigmatique quatrième de couverture, je me demandais dans quoi je m'engageais... Et puis, j'ai commencé à m'amuser en suivant les aventures de Dmitri, Semion, Irina et les autres. J'ai adhéré à cette satire de l'actuelle Ukraine, dont bien des points pourraient s'appliquer à bien d'autres pays.
Dont le nôtre, je le crains...