Intempérie (Javi Rey – Editions Dupuis)
« Petit, où es-tu? » Au milieu d’un paysage espagnol désespérément aride, dans lequel le jaune semble avoir définitivement remplacé le vert, un groupe d’hommes parcourt un champ d’oliviers à la recherche d’un jeune garçon de 12 ans. Sans succès. Le fugitif n’est pourtant qu’à quelques mètres d’eux, mais il ne répond pas aux villageois qui l’appellent. Au contraire, il est bien décidé à rester terré dans sa cachette située entre les racines des arbres. S’il a fugué, ce n’est pas pour rebrousser chemin aussi facilement. Pas question pour lui de retourner auprès de son père ou auprès de l’alguazil, le tout-puissant policier du village. Le premier le frappe régulièrement à coups de ceinturon, tandis que le second abuse de lui d’une manière plus vicieuse encore. Même si le soleil tape dur et que les puits sont rares dans la région, le jeune garçon préfère encore mourir de faim et de soif plutôt que de retourner dans la maison paternelle. Heureusement pour lui, il va découvrir que tous les hommes ne sont pas aussi mauvais. Alors qu’il est mal en point, l’enfant est recueilli par un vieux chevrier nomade. Taiseux et solitaire, celui-ci ne lui pose aucune question, mais le prend sous son aile. Surtout, il lui apprend à se débrouiller dans cette région particulièrement inhospitalière. Chacun y trouve son compte: le vieil homme est ravi de pouvoir compter sur un peu d’aide pour s’occuper de son maigre troupeau de chèvres, tandis que le garçon a enfin droit à un peu d’affection, lui qui n’a connu que la violence depuis sa naissance. Mais c’est sans compter sur la détermination du redoutable alguazil et de ses hommes de main, qui sont prêts à tout pour récupérer l’enfant…
C’est souvent un défi de réussir à adapter un roman en bande dessinée ou au cinéma. Car lorsqu’on ajoute des images ou des sons à un récit littéraire, il est très difficile de rester fidèle à l’esprit et aux nuances de l’oeuvre originale. Beaucoup de scénaristes s’y sont cassé les dents. Du coup, on ne peut que saluer le formidable travail réalisé par Javi Rey. Celui-ci est véritablement parvenu à capter l’essence du roman « Intempérie » de Jesús Carrasco, élu meilleur roman de langue espagnole en 2013. Le romancier lui-même le reconnaît d’ailleurs dans la postface de la BD. « Par moments, son adaptation surpasse le livre, je le dis sincèrement », s’enthousiasme-t-il. À l’image de la couverture, sur laquelle on voit le jeune garçon courir vers un paysage désertique peu engageant, l’adaptation de Javi Rey réussit admirablement à restituer l’ambiance à la fois étouffante et inquiétante de ce village espagnol isolé, sur lequel le cruel alguazil règne en maître. Comme le souligne l’éditeur, « Intempérie » est « une expérience de lecture âpre et puissante, où les sons, les saveurs et les sensations sont portés à leur paroxysme; un chef d’oeuvre dont on ne ressort pas indemne ». Autant prévenir les âmes sensibles: « Intempérie » est effectivement un album très dur, avec peu de dialogues et quelques scènes difficilement soutenables tant elles sont remplies d’une violence sourde. La plupart du temps, Javi Rey préfère laisser parler les images et les couleurs. Il instaure notamment un contraste très réussi entre les scènes de jour, dans lesquelles la chaleur transpire de chaque case, et celles de nuit, qui sont teintées de vert et de bleu, ce qui leur confère une ambiance plus respirable mais paradoxalement aussi plus effrayante. Et puis surtout, il y a la relation très émouvante entre le vieil homme et l’enfant. Sans dire un mot de trop, le premier permet au second de renouer avec la vie, d’abord en pansant ses plaies (physiques et morales) puis en lui transmettant son savoir. Dans un univers a priori totalement dénué d’espoir, ce vieil homme est une lueur d’espérance qui illumine le récit.