« Au lieu de : "Est-ce que la vie vaut la peine ?", l'énoncé correct aurait dû être : "Est-ce que ma vie à moi vaudra la peine ?" »

"Une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut une vie", a écrit André Malraux dans "les Conquérants" (c'était la minute "Questions pour un champion"), phrase qui aurait parfaitement pu être le titre de notre billet du soir. Tout comme une autre phrase, plus prosaïque et plus lapidaire, issue du roman dont nous allons parler : "la vie vaut son pesant de cacahuètes". Eh oui, on va parler de vie, de mort, aussi, forcément, d'amour... et de vieillesse. Avec un roman plein de tendresse, mais aussi d'humour, sur l'âge, le temps qui passe, l'abandon... "Les couleurs de la vie" est le nouveau roman de Lorraine Fouchet (en grand format aux éditions Héloïse d'Ormesson), qui nous emmène de l'île de Groix aux rivages de la Côte d'Azur à la rencontre d'un bien mystérieux duo, une famille qui semble posséder bien des secrets... C'est en tout cas ce que pense la jeune narratrice de cette histoire, elle-même en pleine période de doute.
« Au lieu de :
Kim vit sur l'île de Groix, au large de Lorient, où elle tient la maison de la presse, avec son compagnon, Clovis. Elle vit avec le Chat, qui est en fait le surnom de sa grand-mère, la femme qui l'a élevée. En effet, Kim n'a pas connu ses parents : sa mère est morte en couches, tandis que son père a déserté en apprenant sa future paternité...
Mais la vie de Kim a toujours été douce, tranquille. Peut-être même pourrait-on dire qu'elle est belle. Choyée par sa grand-mère, elle est devenue une jeune femme qui envisage l'avenir avec la plus grande sérénité. Jusqu'au jour de ses 26 ans... Jusqu'à ce coup de téléphone qui va bouleverser de fond en combles son existence...
Au bout du fil, le Chat. Qui annonce à Kim qu'elle n'est pas allée sur le continent passer la journée avec une amie, comme elle lui a dit ; qu'elle ne reviendra pas ce soir, comme prévu, pour fêter avec Kim et Clovis cette année de plus ; qu'elle est en fait partie pour la Suisse ; qu'elle l'aime et lui dit adieu... Avant de raccrocher, sans avoir cédé aux supplications de Kim.
Le mot d'euthanasie n'a jamais été prononcé. Il n'est même pas écrit dans le roman, mais ce n'est pas nécessaire. Kim a parfaitement compris que ce voyage en Suisse serait sans retour. Que le Chat, à 74 ans, avait décidé d'en finir avec la dernière de ses neuf vies. Qu'elle allait se retrouver orpheline pour de bon, cette fois...
Une annonce terrible, glaçante, qui tombe au moment où Kim pense être tombée enceinte. D'un seul coup, en quelques secondes, plus rien n'est pareil pour la jeune femme, qui va alors décider de tout remettre en cause dans sa vie. Et pour cela, il lui faut s'éloigner de Groix, de Clovis, du souvenir du Chat, encore si présent.
Ayant appris par une amie qu'une vieille dame cherchait pour quelques semaines une dame de compagnie, elle prend la direction d'Antibes. Là-bas, elle rencontre Gilonne, une vieille femme au caractère bien affirmé, une ancienne actrice aux airs d'aristocrate dont l'esprit commence à gentiment battre la campagne... Difficile pour Kim de se faire accepter, mais elle s'accroche.
Gilonne vit désormais dans une résidence pour personnes âgées, dans laquelle elle loue un appartement individuel. Elle reste autonome, malgré ces absences que remarque vite Kim. La seule personne qui lui rend visite, c'est son fils, Côme, qui vient à Antibes chaque weekend, passer du temps avec sa mère.
Kim fait sa connaissance et elle admire la relation très étroite qui unit Gilonne et Côme. Une relation comme elle n'a jamais pu en connaître avec sa propre mère ; comme elle ne pourra plus en avoir avec sa grand-mère... De quoi raviver la douleur qu'elle essaye de refouler. Jusqu'à ce qu'elle remarque quelques éléments troublants.
Petit à petit, elle se met dans l'idée que cette relation entre Gilonne et son fils unique est trop belle pour être honnête. Elle soupçonne un truc pas net et décide de comprendre ce qui se passe dans cet appartement. Car elle ne voudrait pas que Gilonne, qu'elle respecte énormément, puisse tomber entre les mains d'un escroc, d'un homme capable d'abuser de sa faiblesse pour la dépouiller.
Tandis que ses doutes autour de sa vie personnelle ne cessent de croître, Kim se lance à corps perdu dans cette étrange enquête qui va lui réserver bien des surprises. Et, tandis qu'elle s'interroge sur son existence, sur sa jeunesse, son avenir, elle en découvre chaque jour un peu plus sur ces femmes et ces hommes qui sont entrés dans la dernière partie de leur vie...
Soyons honnête, lorsque Lorraine Fouchet m'a proposé de lire son roman, j'ai hésité. Je n'étais pas certain (et je ne le suis toujours pas) d'être dans son coeur de cible. Mais je suis un lecteur curieux (et faible, aussi), alors j'ai accepté de tenter l'expérience. Et j'ai passé un agréable moment de lecture en compagnie de Kim, Gilonne, Côme et les autres.
Agréable, parce que, malgré les thèmes douloureux qui sont traités ici, il flotte sur ce roman une atmosphère bon enfant, pleine d'un humour tendre et bienveillant. Pas une once de cynisme dans ce livre, et ça fait du bien de faire une pause, quand, comme moi, on en prendrait bien sa dose matin, midi et soir.
Au fur et à mesure de ma lecture, je me suis dit que cette histoire aurait parfaitement pu être un polar à l'anglaise. Kim, par sa détermination, un peu candide, mais très touchante, pourrait avoir le profil parfait de l'enquêtrice amateur, comme aiment tant les romancières et romanciers anglais. Plus Agatha Raisin que Miss Marple, question, d'âge.
Mais peut-être plus encore une Imogène d'aujourd'hui, pour les origines, la tignasse rousse et le caractère bien trempé et le culot monstre, malgré les doutes qui l'habitent. Oui, on aurait parfaitement pu envisager de faire un polar, mais c'est vers une autre voie que va s'engager Lorraine Fouchet, parce que son but, ce n'est pas de criminaliser son histoire, si je puis dire.
Non, l'objectif, c'est de parler de la vieillesse, de l'approche de la mort et de toutes les façons d'envisager cela. A travers le Chat, Gilonne, mais aussi tous les personnages secondaires qui vivent dans la résidence à Antibes, on découvre des situations différentes et un aréopage très attachant et hétéroclite. Une micro-population attendant ce qui nous attend tous un jour...
Mais ce n'est pas tout. Ce que Lorraine Fouchet met en évidence, c'est le sort que notre société réserve désormais aux anciens, à nos doyens : la mise au rancart, l'abandon, parfois, l'impatience de devoir supporter cette présence, coûteuse, forcément coûteuse... Je ne force certainement pas le trait, même s'il ne faut évidemment pas généraliser.
Pourtant, le constat est réel, parce que nous vivons plus vieux qu'avant, parce que les maladies liées à l'âge rendent les choses plus difficiles, parce qu'on ne reste plus forcément toute sa vie au même endroit, parce que, parce que, parce que... De nos jours, la vieillesse est une charge dont doivent s'acquitter les descendants, et c'est donc un problème.
On le voit en particulier avec le personnage de la doctoresse, dont le sort bouleverse, révolte, aussi. Il est sans doute naïf de croire que les relations familiales peuvent être parfaites, un vrai fleuve tranquille. On sait tous, à divers degrés, que l'on ne choisit pas sa famille, qu'on peut se fâcher avec les siens et que la rancune peut être tenace...
Lorraine Fouchet offre une gamme de personnages dont les situations tracent un spectre très larges, allant des situations les plus graves, comme celle que je viens d'évoquer, mais d'autres plus légères, décalées, et jouant sur un registre plus humoristique. Ce sont aussi cela, les couleurs de la vie, elles vont des plus claires aux plus foncées...
Cette histoire pourrait être sordide, mais c'est raconté avec humour et respect par Lorraine Fouchet qui ne fait pas de ces personnages un simple outil de comédie, mais joue du décalage entre ces personnes, forcées à cohabiter alors qu'elles sont très différentes, par leurs origines, leurs caractères, leurs niveaux sociaux, leurs entourages...
C'est une vraie société qui s'organise, avec ses règles, ses coutumes, ses atomes crochus et ses inimitiés, ses petites joies et ses grands malheurs, sa méfiance vis-à-vis des petits nouveaux... Et les relations des uns et des autres avec leur famille n'est pas oubliée : des pires situations, terribles, révoltantes, jusqu'aux plus harmonieuses. Et même ceux qui, finalement, s'en passeraient bien.
C'est au milieu de tout cela que se déroule l'histoire particulière de Gilonne, que l'on va découvrir petit à petit, grâce à la curiosité de Kim. Derrière l'apparence très raide, presque autorité de la vieille dame, derrière sa posture aristocratique, on découvre un personnage riche, oh, forcément un peu agaçant, sans doute, mais surtout une personne qui ne peut envisager de se retrouver seule.
La solitude... Comme le poisson-pilote accompagne les cétacés, comme le pluvian ne s'éloigne jamais des crocodiles, la solitude marche main dans la main avec la vieillesse. Elle s'en nourrit, vit en symbiose avec elle, l'aggrave... Elle est un des éléments de ce roman, et la lutte pour la vaincre fait rage, même lorsque ce combat peut ressembler à celui du Quichotte contre les moulins à vent.
Je me suis concentré sur un fil narratif précis, celui qui est le moteur de ce roman, celui qui implique Kim, narratrice principal. Mais, il y en a d'autres. J'ai choisi de ne pas les évoquer jusque-là, et je ne vais le faire que de manière détournée. Le premier concerne Groix, puisque, en l'absence de Kim, il s'y passe des choses.
Et puis, il y a ces chapitres qui, remontant à une trentaine d'années, vont nous amener peu à peu à mieux comprendre certaines choses dans cette histoire. J'ai beaucoup évoqué la vieillesse, qui est, à mes yeux, le thème central du livre, mais Lorraine Fouchet pose aussi dans "les Couleurs de la vie", des questions sur la maternité et sur la relation entre l'enfant et ses parents.
Peu importe la génération, les relations avec les siens ne sont que rarement simples. Et, pour que la vie vaille la peine, il faut parfois trouver des solutions hors des liens du sang. Et j'ai été touché par ces personnages que la vie a abîmés et qui se chargent de trouver les remèdes à leurs maux. C'est aussi un des éléments forts de cette histoire.
Un élément qui va faire réfléchir une Kim un peu perdue, entre la mort du Chat, sa possible grossesse et ses doutes concernant Clovis. En fait, cette escapade azuréenne va permettre à la jeune femme de remettre de l'ordre dans sa vie brusquement mise sens dessus dessous. En tout cas, d'envisager l'existence d'une autre manière, sous un oeil neuf. D'encaisser les coups durs pour mieux repartir.
Petite-fille, fille, femme, mère, Kim est tout cela, avec des problèmes liés à chacun de ces stades. Face à elle, d'autres qui ont affronté des situations certainement plus difficiles et douloureuses que les siennes (même si hiérarchiser les peines, c'est pas terrible). En se déracinant, Kim sort de son trop confortable cocon, se confronte au monde et apprend. Elle mûrit.
Entre le début du livre et la fin, on aura vu évoluer bien des personnages, on les aura vu franchissant des étapes difficiles de leurs existences, mettre au clair leurs situations, normaliser leurs relations à l'autre et soigner des plaies qui ne peuvent jamais se refermer complètement. Et, comme le dit Kim, "on ne devrait ni grandir sans amour ni vieillir sans amour".