"J'ai un but ! Mourir me donne un but !"

Le titre de ce billet n'est pas à prendre au pied de la lettre, en tout cas en ce qui me concerne, donc pas la peine d'avertir les secours. En revanche, c'est hélas le cas du personnage principal et narrateur de notre roman du soir. Le suicide est en soi un sujet grave, mais dans ce livre, les circonstances sont plus dramatiques encore. Et vous allez comprendre l'ampleur de ce drame-ci quand je vous aurai donné le titre de ce premier roman, signé Jean-Batpiste Aubert et paru chez Christophe Lucquin éditeur : "11 ans"... avec une quatrième de couverture qui tient en une demi-ligne, "J'ai onze ans et je veux mourir" et des pages initiales qui vont largement dans ce sens, je dois dire que le lecteur n'en mène pas large. Et puis, on se laisse prendre à l'histoire de ce gamin perdu et on le voit évoluer en espérant qu'il trouve enfin une raison de vivre... Un court roman qui suscitera beaucoup d'émotion chez le lecteur et entraînera certainement pas mal de réflexion, au-delà du cas spécifique de Kévin...
Kévin a 11 ans et il va mourir. Enfin, disons plutôt qu'il veut mourir. Il sait comment il s'y prendra, mais il a tendance à reporter cet acte pour diverses raisons. Reste que son envie de mourir ne diminue pas et que rien ne le retient vraiment. Kévin, à 11 ans, n'a aucune raison de vivre, a perdu toute envie de poursuivre cette aventure et c'est ce qui fait froid dans le dos.
Il vit dans un village de Franche-Comté, tout près de la frontière suisse, avec ses parents et sa soeur. Mais, la vie n'y est pas toujours rose. A l'école, ce n'est guère mieux, ses camarades se moquent de lui, il n'a pas beaucoup d'amis, si ce n'est quelques autres élèves, rejetés par la majorité eux aussi, pour différentes raisons.
Ses résultats scolaires sont moyens, pour ne pas dire médiocres, et, comme à la maison, Kévin ne ressent aucun soutien de la part des enseignants. Il est malheureux et ne peut se confier à personne. Il est malheureux, et personne ne lui vient en aide. Il s'enfonce dans un désespoir comme dans des sables mouvants, sans aucune possibilité de s'en arracher.
En fait, les seules choses qu'apprécie vraiment Kévin, ce sont la lecture et l'écriture. Mais, même lire ne lui apporte plus le même plaisir qu'avant. L'écriture lui permet juste de repousser l'échéance annoncée de son suicide, car il a décidé de coucher sur le papier sa propre histoire, ses propres malheurs. Tout ce qui devrait le conduire à un geste funeste d'ici peu.
"11 ans" est un court roman, moins de 150 pages dans le demi-format qu'utilise habituellement la maison fondée par Christophe Lucquin. C'est l'une des raisons de la brièveté de ce résumé (eh oui, je peux le faire !). L'autre, c'est que le lecteur se retrouve dans un inconfort terrible lorsqu'il attaque ce livre : non, Kévin ne peut pas se suicider !
Or, tout semble y concourir et le projet est déjà mûrement réfléchi. Seule une certaine procrastination, qui ne semble pas particulièrement être liée à la peur de passer à l'acte, empêche le garçon de mettre son projet à exécution. Le lecteur, qui découvre au fil des pages, la vie sans relief et pas bien gaie de l'enfant, retient son souffle en attente du pire.
Pour son premier roman, Jean-Baptiste Aubert aborde donc un sujet au combien délicat : le suicide des enfants. Doit-on parler de tabou ? Ou bien n'est-ce pas assez sexy, assez vendeur, trop provocant ? Le sujet n'est que rarement abordé en littérature ou ailleurs, alors qu'il est malheureusement loin d'être anodin. Et pas seulement de nos jours.
Il y a plus de 30 ans, mon voisin de classe n'est pas venu, un matin. A la grande émotion qui entourait cette absence, il a été aisé de comprendre qu'il ne reviendrait pas... Les bruits de couloir se répercutent toujours dans un établissement scolaire comme les ultrasons sur les parois d'une grotte et l'on a fini par apprendre quelques détails de ce drame...
J'étais alors encore plus jeune que ne l'est Kévin dans le livre. Bien des années plus tard, le souvenir de ce drame m'est revenu en mémoire lorsque l'on a commencé à tirer la sonnette d'alarme sur des jeux pratiqués par des enfants, comme le jeu du foulard. Enfin, on prenait conscience d'un danger qui avait dû coûter la vie à bien des enfants. Et en traumatiser d'autres...
Kévin, lui, ne joue pas. Sa détermination à en finir avec une existence qui ne le satisfait pas est totale. Sur le site des éditions Christophe Lucquin, sur la page consacrée au livre de Jean-Baptiste Aubert, on trouve ce chiffre effrayant : chaque année, plus d'une centaine d'enfants âgés de 10 à 14 ans se suicident dans notre pays...
Pourtant, le personnage de Kévin ne se veut pas un archétype, le symbole d'un phénomène dont on doit prendre conscience. Non, c'est simplement un petit garçon qui va mal, se sent mal, perdu dans un monde trop grand, un monde incompréhensible. Il semble parachuté là sans qu'on lui ait expliqué le pourquoi et le comment de ce qu'on appelle la vie...
Chaque situation délicate le déstabilise, lui porte des coups qu'il encaisse de plus en plus mal. C'est un garçon timide, introverti, sensible, doté d'un caractère qui le pousse, on le comprend tout au long du roman, vers des activités artistiques. Il pourrait être un idéaliste, il est juste un petit garçon apeuré qui n'envisage qu'une seule solution à son mal-être.
Pourtant, il serait réducteur de considérer "11 ans" comme un roman dont le thème principal, central, voir l'unique thème, serait le suicide des enfants. Car il se passe beaucoup de chose dans ce livre, malgré sa brièveté. Des événements qui pourraient lui ouvrir de nouvelles perspectives, une forme de résilience, un environnement dans lequel il puisse se sentir enfin rassuré, confiant.
Jean-Baptiste Aubert choisit plusieurs partis pris littéraires qui rendent ce livre très intéressant. Le premier, c'est de faire raconter son histoire par Kévin lui-même. Il ne s'agit pas d'une séance chez un psy, d'une confession, non, c'est un récit mis à l'écrit par l'intéressé, une sorte de journal intime, même si, dans la forme, ce n'est pas tout à fait cela.
Cela implique d'adopter un style qui colle avec le personnage. Aubert n'est pas le premier écrivain et ne sera pas le dernier à se mettre dans la peau d'un enfant pour raconter une histoire. Mais, ici, étant donné le contexte très particulier que l'on découvre et cette épée de Damoclès qui se rapproche de Kévin, cela prend une dimension puissante.
On pense naturellement à "Quand j'avais cinq ans, je m'ai tué", de Howard  Buten, à la fois si proche et si éloigné de "11 ans". Buten est un psychologue spécialiste de l'autisme ; Aubert est professeur de lettres. Gilbert et Kevin, les deux jeunes personnages respectifs de ces deux livres vivent des situations qui peuvent sembler proches, mais pour des raisons bien différentes.
Pourtant, dans les deux cas, l'un des thèmes forts de ces livres, c'est l'inadaptation au monde. Kévin n'est pas autiste, rien ne laisse penser qu'il puisse souffrir d'un mal quelconque, qu'il soit un surdoué, ce qui pourrait expliquer son mal-être. Kévin est victime du monde qui l'entoure et de rien d'autre, et c'est le plus douloureux.
Le second parti pris de Jean-Baptiste Aubert, c'est le style choisi : il faut incarner l'enfance. L'écriture est donc très simple, pleine de candeur et pourtant, on ressent ce doute, cette anxiété profonde qui rongent cet enfant jusqu'à faire naître dans son esprit l'idée, l'envie de d'en finir. Pas de joie enfantine, mais un désenchantement qui fait froid dans le dos.
On s'attache à ce gamin, et pas seulement parce qu'on redoute le pire. On s'attache à ce gamin qu'on voudrait voir grandir en étant choyé, entouré, insouciant... Libre, comme devraient l'être tous les gamins du monde, avant que l'âge ne les propulse dans le monde adulte, que les soucis existentiels les rattrapent. Si Kévin est précoce, c'est bien dans ce domaine, celui des problèmes existentiels...
Jean-Baptiste Aubert nous propose avec ce premier roman une variation sur le roman picaresque. Mais, il perd en route la dimension comique que contient généralement ce genre littéraire. A la place, il nous offre un roman tendre et douloureux sur un gamin déboussolé qui ne cherche plus de garde-fous auxquels se raccrocher. Mais, peut-être existent-ils, malgré tout ?
"11 ans" est une lecture bouleversante, mais j'y ai senti percer une lueur d'espoir au coeur de la noirceur. En disant cela, j'en dis peut-être trop... Il ne s'agit pas d'un roman à suspense, en tout cas, ce n'est pas le but, mais l'indécision sur ce que va faire Kévin doit demeurer. Il faut que le lecteur s'interroge, qu'il reste tendu, qu'il redoute le pire.
Le dernier parti pris que je vais évoquer dans ce billet, c'est le choix d'une fin ouverte. Chacun pourra donc se faire sa propre idée sur l'avenir de Kévin. Et c'est cela qui, assez curieusement, a suscité chez moi un certain optimisme. Assez curieusement, car je me considère comme un lecteur plutôt pessimiste de nature, mais pas ici.
Je n'ai aucun doute sur le fait qu'il y aura des lecteurs pour voir, dans cette fin, une issue bien différente de celle que j'envisage. Et, alors que je viens de relire la dernière page, je suis déjà moins affirmatif. Mais quelques mots, une courte phrase, cinq mots, me convainquent que cet optimisme est fondé. Et pas seulement comme un effet de la méthode Coué.
A vous de vous faire votre idée là-dessus. A vous de faire la connaissance de Kévin, petit bonhomme courageux. A vous de l'accompagner dans cette pré-adolescence difficile, de ressentir cette violence qui pèse sur ses épaules, de chercher des réponses à ses questions... A vous de lire "11 ans" et d'en sortir différent, une fois la dernière page tournée.