Libres pensées...
La protagoniste, Defred, est servante dans la demeure du Commandant. Dans cette société futuriste nommée Gilead, chacun est confiné à un rôle et se doit de le tenir précisément. Les femmes se répartissent en plusieurs groupes : les épouses des Commandants, ces hommes nantis qui exercent un métier souvent flou aux yeux de la maisonnée dont ils ont la charge ; les servantes, qui s'accouplent selon un calendrier pré-déterminé avec le Commandant pour porter ses enfants et les donner ensuite aux épouses, et les Martha, de vieilles femmes chargées de surveiller une servante qui leur est attribuée.
A la marge de cette société très organisée, on peut trouver des femmes dévolues au bon plaisir des hommes, et, plus loin encore, les Antifemmes, dont on sait peu de choses, sinon qu'elles sont rejetées par un système qu'elles rejettent à leur tour.
Les hommes, quant à eux, sont soit des hommes de pouvoir, comme les Commandants, des hommes d'église, ou des serviteurs, auxquels il est interdit de toucher une femme.
Car la religion a pris une place centrale dans la vie quotidienne, et la moralité est de mise pour toutes les actions menées.
Les cinquante premières pages m'ont paru légèrement abruptes, le récit s'y mettant en place lentement, engageant une acclimatation graduelle aux transformations qui ont affecté la société moderne, et en ont fait le lieu d'une piété renforcée, où le rôle de chacun est délimité.
Cette panoplie de rôles se dessine peu à peu, à mesure que les différents protagonistes entrent en scène : Cora, une Martha qui a la charge de Defred, Deglen, une autre servante, Serena Joy, l'épouse du Commandant, Moira, servante rebelle qui rêve de s'échapper...
Si le monde imaginé par Margaret Atwood est aussi perturbant, c'est qu'une passerelle est faite entre celui que nous connaissons actuellement, et la projection qu'elle en fait. Nombre d'acquis qui nous semblent aujourd'hui indiscutables pourraient peut-être être soudain remis en cause : l'autonomie financière des femmes, leur accès au monde du travail, leur liberté de mouvement... tous ces éléments que Defred a connus plus jeune, et qui ont disparu du jour au lendemain, redéfinissant un nouvel ordre durable.
La lecture du roman permet de prendre conscience du caractère récent de ces transformations, datant principalement du XXe siècle, à l'échelle de l'histoire de l'humanité, et m'a naturellement fait penser à leur relativité et à leur fragilité, dans la mesure où elles sont inexistantes dans certains pays actuellement, et que nous sommes contemporains de millions de femmes qui vivent sous la tutelle d'un homme de leur famille, et sont privées de nombreux droits élémentaires dont la légitimité nous paraît pourtant évidente.
La figure de Defred est multiple, car si elle tient à certains souvenirs et à l'espoir que sa fille vive, elle prend parfois certains risques par ennui, semble-t-il, désireuse de rompre la monotonie d'un quotidien qui l'étouffe.
Certains dialogues sont édifiants, dans lesquels le Commandant, par exemple, justifie le fonctionnement de la société telle qu'elle est devenue, en utilisant des arguments d'efficacité, de sécurité, là où Defred oppose un seul argument, celui de l'amour, qui aurait disparu des rapports humains. Il est étonnant qu'elle n'évoque pas, à ce stade, la simple question de la liberté individuelle, qui a largement déserté l'existence de la plupart des "sujets" qui forment Gilead.
La servante écarlate est un roman original et marquant, en ce qu'il nous oblige à sortir de nos mécanismes de pensée habituels, et à envisager ce qui ne nous paraît pas envisageable, soulignant la fragilité de nos droits fondamentaux, et l'importance pour nous tous de prêter attention à la moindre dérive, pour prévenir l'avènement d'un monde encore plus profondément inégalitaire qu'il ne l'est déjà.
Pour vous si...
- Vous ne voyez pas bien à quoi ça peut ressembler, une dystopie féministe
- Vous vous dites parfois qu'on est sur la bonne voie, en matière d'amélioration de la condition des femmes. Moui, m'enfin, on n'est pas encore rendus non plus.
"De toute façon, à quoi bon, je ne veux pas d'un homme chez moi, à quoi servent-ils en dehors des dix secondes qu'il faut pour faire la moitié d'un bébé? Un homme, c'est juste une stratégie de femme pour fabriquer d'autres femmes."
"Notre fonction est la reproduction : nous ne sommes pas des concubines, des geishas ni des courtisanes. Au contraire : tout a été fait pour nous éliminer de ces catégories. Rien en nous ne doit séduire, aucune latitude n'est autorisée pour que fleurissent des désirs secrets, nulle faveur particulière ne doit être extorquée par des cajoleries, ni de part ni d'autre ; l'amour ne doit trouver aucune prise. Nous sommes des utérus à deux pattes, un point c'est tout : vase sacrés, calices ambulants."
"Je voudrais ne pas connaître la honte. Je voudrais être éhontée. Je voudrais être ignorante. Alors je ne saurais pas à quel point je suis ignorante."
Note finale4/5(excellent)